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M. de Bismarck a-t-il changé d’avis ? A-t-il pris goût à l’art de persuader ? Il est permis d’en douter ; du haut de sa prodigieuse fortune, il doit voir les hommes comme des cirons. L’empereur Guillaume vient de fêter son quatre-vingtième anniversaire ; M. de Bismarck n’a pas paru à la cour. Il s’est contenté de donner son banquet d’usage aux ambassadeurs et aux chefs de légation, qui sont bien rarement admis à l’honneur de le contempler face à face. Pendant tout le repas, il a parlé agriculture et il en a parlé à merveille. S’il lui en coûte peu de causer d’engrais et de reboisemens avec des diplomates, il lui en coûte davantage d’expliquer ses combinaisons politiques à ceux qu’il appelle ses collaborateurs ; son omnipotence dirait volontiers, comme Agrippine :

….. Derrière un voile, invisible et présente,
J’étais de ce grand corps l’âme toute-puissante.


Cependant on peut inférer du remarquable discours qu’il prononça le 22 novembre 1875 que les nationaux-libéraux, s’ils sont très pressans et très habiles, ont peut-être quelque chance de gagner leur procès, qu’à tout le moins M. de Bismarck se prêterait à un accommodement. « Dans le système des ministères solidaires, disait-il, il y a quatre mois, au Reichstag, un président du conseil n’a rien à ordonner ; il ne peut que prier, adjurer, pérorer jusqu’à extinction de chaleur naturelle, et je ne me résignerais jamais à ce rôle ingrat. En revanche, j’accepte volontiers la responsabilité d’un chancelier de l’empire, sans admettre que cette responsabilité s’étende aux menus détails. » Il ajouta : « Les détails seront l’affaire des ministres de l’empire, si jamais nous en avons. Nous avons déjà de véritables ministères impériaux, l’office des affaires étrangères, la marine, l’office des chemins de fer. Cela peut se développer. » En parlant ainsi, M. de Bismarck entr’ouvrait la porte ; consentira-t-il à l’ouvrir tout à fait ? Nous verrions sans chagrin les nationaux-libéraux voter le rachat des chemins de fer ; cette grande expérience, quel qu’en soit le résultat, sera intéressante et instructive pour tout le monde. Notre satisfaction serait complète, s’ils réussissaient à doter l’empire allemand d’un ministère responsable. Nos voisins ont introduit depuis longtemps dans leurs codes civils la recherche de la paternité ; il faut souhaiter qu’ils l’introduisent définitivement dans la politique, où elle offre beaucoup moins d’inconvéniens et beaucoup plus d’avantages. Ils ont vu dans l’établissement de la république en France un gage de paix ; de leur côté, ils donneraient une précieuse garantie à la sécurité de l’Europe, s’ils parvenaient à établir chez eux le véritable régime parlementaire.


G. VALBERT.