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contenait Bonaparte par son alliance et, en lui donnant la sécurité, pouvait lui inspirer de la modération. L’ambition du parvenu corse ne devint indomptable, ne déborda sur l’Europe entière que lorsque, après le meurtre du tsar Paul, il se vit abandonné par la Russie, harcelé par Alexandre, sans allié en Europe, n’ayant plus d’autre ressource que la guerre à perpétuité et la victoire à outrance. En 1801, il eût peut-être accepté l’influence modératrice de Paul Ier, tandis qu’en 1807, quand il se rapprocha d’Alexandre, il était trop tard : il se voyait déjà pris dans le terrible engrenage des affaires allemandes et du blocus continental. Il est à remarquer que Rostopchine se trouva d’accord avec son maître tant qu’il fut question de combattre les Français ; leur brouille, dont les causes sont encore mal connues, semble dater du jour où le tsar se rapprocha de la république.

Comme président du comité de la guerre, c’est Rostopchine qui a réorganisé, équipé les troupes qui, en Italie, en Helvétie, en Hollande, allèrent se mesurer contre les Français. Grâce à lui, l’armée qui, dans les dernières années de Catherine II, avait été entraînée dans le laisser-aller et la décadence générale, se releva promptement. « On ne se peut faire une idée, sans l’avoir vue, de notre infanterie, écrit-il à Voronzof, et cela dans l’espace d’un an. J’ai pu voir celle qui a coûté tant de peine au feu roi de Prusse, et je vous assure qu’elle aurait cédé à la nôtre. » Mais que faire d’une si belle armée ? L’empereur, peut-être par réaction contre la politique belliqueuse de sa mère, paraît animé des dispositions les plus pacifiques : « Il a déjà dit qu’il aime le militaire, mais qu’il hait la guerre ; que Dieu le confirme dans ces intentions ! » Il est bien difficile d’aimer le militaire sans être conduit, tôt ou tard, à guerroyer. Catherine II s’était tenue en garde contre toute intervention en Occident ; elle prêchait volontiers aux souverains de Prusse et d’Autriche la croisade contre les « athées de France ; » mais elle se gardait bien d’y hasarder un soldat, préférant garder les mains libres en Orient et en Pologne. Paul Ier, moins habile ou moins sceptique, cède à l’entraînement ; la Russie entre dans la deuxième coalition.

L’empereur d’Autriche avait fait l’honneur à Souvorof de le demander à son maître pour commander en chef les armées austro-russes d’Italie ; Paul, qui n’aimait pas le vieux général, sacrifia ses répugnances personnelles à la gloire de ses armes. Il lui adressa une lettre noble et flatteuse : « Souvorof n’a pas besoin de lauriers ; mais la patrie a besoin de Souvorof. » Rostopchine abdiqua, comme l’empereur, ses antipathies contre un homme qu’il croyait surfait et qu’il regardait comme un bouffon. Jalousie de métier peut-être :