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trop fameuse de Cabrera, où grâce à l’incurie de l’administration espagnole, ils périrent de faim par milliers. Sachant fort à propos, quand il s’agit des siens, laisser dans l’ombre certains coins du tableau, il réserve pour nous toute sa sévérité. Ceux que le duc de Wellington lui-même, dans ses dépêches à son gouvernement, appelait ces admirables soldats français, lui couramment, avec une évidente complaisance, les traite de canailles et pis encore. Il ne veut voir en eux que des brutes, se battant comme font les dogues, sans principes, sans idées morales, avides seulement de sang et de pillage. Ne va-t-il pas jusqu’à contester leur courage ? En vérité, cela est impertinent. Où prend-il par exemple que devant Saragosse les grenadiers de Lannes n’allaient à l’assaut que forcés et conduits à coups de bâton ? D’autre part, quels qu’aient été les excès commis par nos armées, de l’accord unanime des historiens, les Français furent toujours les moins inhumains de tous les gens de guerre qui attaquaient ou défendaient alors la Péninsule : rien en tout cas n’est comparable à la conduite des guérilleros achevant les blessés, les malades et torturant les prisonniers avec des raffinemens de cruauté inouïs. Le dixième et dernier volume s’arrête en 1812 sur une nouvelle défaite des Français : c’était dans l’ordre ; bien plus, avant de terminer, anticipant sur l’avenir, le narrateur déclare qu’un des jours les plus heureux de sa vie fut celui où il apprit la nouvelle de Waterloo. Tous les gallophobes, comme on voit, ne sont pas au delà du Rhin. C’est même cet esprit haineux dans lequel l’ouvrage entier est conçu qui, s’il faut le dire, en fait la véritable unité, bien plus que l’enchaînement des faits historiques eux-mêmes ou les aventures bizarres du seigneur de Araceli.

A Dieu ne plaise que nous voulions ici d’aucune sorte diminuer la gloire incontestable de nos voisins ; ils eurent le courage de résister presque sans espoir au vainqueur de l’Europe, et le bonheur d’y réussir : ce bonheur était mérité. Néanmoins consultez l’histoire, vous y verrez que Joseph Bonaparte et sa naissante royauté étaient en 1812 beaucoup plus acceptés que les Espagnols ne veulent le dire aujourd’hui et que M. Perez Galdós n’en convient lui-même ; les classes élevées s’étaient presque entières ralliées à lui ; avec de l’argent, il eût eu des fonctionnaires et une bonne armée ; une partie des bandes ne demandait pas mieux que de passer sous ses drapeaux. Quant aux troupes régulières levées par les juntes insurrectionnelles, elles ne rappelaient que par le contraste cette vieille infanterie espagnole, tenue jadis pour la première de l’Europe ; braves jusqu’à l’héroïsme derrière une muraille ou un pan de rocher, ces malheureux miliciens en rase campagne perdaient la tête et fuyaient sans vergogne de toute la vitesse de leurs jambes, excellentes comme des jambes espagnoles. Chose surprenante, à la fin de la guerre, après cinq ans de fatigues et de combats, ils étaient encore