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national revenait dégager sa parole et partager, notre sort, qui n’avait rien d’enviable. L’autre, se multipliant depuis le 26 décembre, guide, courrier, espion, nuit et jour en selle et en campagne, nous était arrivé le matin même, quand nous étions étroitement cernés, et, toujours de sang-froid, avait pris son temps et franchi au triple galop les avant-postes des assiégeans au moment où, l’ayant reconnu et le jugeant perdu, nous sortions du fortin en tumulte pour le protéger. Certes le féroce regard qui accompagna le coup de couteau, d’ailleurs magistral, dont ils achevèrent tour à tour l’Indien agonisant me gâtait mes deux héros ; mais il faut prendre les hommes de frontière tels qu’ils sont, tels que les font leur sang mélangé et leur vie farouche. Il y a en eux, comme dans les chiens des prairies, des dévoûmens admirables et des instincts de bête fauve. Ils sont braves, mais ils ont le courage cruel. Le danger les anime, mais le sang leur plaît.

Nous retournâmes le soir même au fort Lavalle, par une nuit noire, et refoulant parfois du poitrail de nos chevaux des rangs épais de bœufs harassés. Nous trouvâmes au fort toutes les troupes de la frontière sud et de la frontière ouest. Celles de la frontière nord, accourues aussi vers le point attaqué, avaient atteint et sabré deux jours auparavant les Indiens de Puizen près de Tapalqué, et leur avaient repris tout le butin. Autour de Lavalle, on s’était battu toute la journée et l’on avait détaché des colonnes d’attaque dans toutes les directions. On a vu que le gros des Indiens, masqué par les masses de cavalerie qu’ils avaient échelonnées sur leurs flancs pour attirer sur elles l’effort des troupes, avait su se dérober et sauver les bœufs et les chevaux. Nous apportions les premières données exactes sur la route qu’ils suivaient. Le boute-selle sonna aussitôt, et l’on atteignit Catriel et Rumay le lendemain. On leur tua peu de monde, mais on reconquit presque tous les bœufs et quelques chevaux. Quant aux moutons, auxquels nous gardions rancune, ils les avaient abandonnés dès la veille, peu d’heures après que leurs bêlemens nous avaient causé de si vives appréhensions. Nous devions voir défiler une seconde fois, mais en sens inverse, et conduites par des soldats, ces masses énormes de bétail sous lesquelles disparaissait la plaine. On les poussait doucement vers les lagunas de l’intérieur, et, après les avoir rafraîchies et reposées, on les abandonnait à leur instinct. Les bœufs savaient bien retrouver leur estancia natale, leur lieu d’affection, leur querencia.

Notre campagne était finie, et la ville que nous avions commencé à tracer devait attendre d’autres habitans et des jours meilleurs. Après avoir vu le côté pittoresque de l’invasion, nous devions à notre retour en toucher du doigt les côtés sombres, les chaumières brûlées, les familles en larmes, les estancias désertes. Pour peindre