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des premiers évêques et des premiers rois, tout à coup une immense tristesse saisit ce monde naissant et vigoureux. Fatigué, il s’assit sur le bord de la route et se prit à désirer la mort. « La fin du monde est proche, » telle est, à la veille de l’an mil, la croyance universelle, que l’église n’approuve ni ne désavoue, qui jette dans les cœurs la crainte et l’espérance, qui remet pendant la trêve de Dieu les épées au fourreau, qui dicte le pardon des injures et l’affranchissement des esclaves. De même, disait Leopardi, qu’un jeune homme, dont le cœur profond a pour la première fois connu l’amour, éprouve une fatigue et une langueur qui lui font désirer de mourir, de même ce jeune monde se sentait défaillir sous le poids de son amour déçu. A l’aurore du christianisme, « une immense espérance » avait traversé la terre ; le peuple avait cru à l’avènement de cet ordre de choses nouveau que promettaient les vers obscurs du poète latin, il avait cru qu’à une ère de rigueur et de calamités allait succéder une ère de prospérités et de douceur. Il avait cru et il avait attendu ; mais l’attente avait été longue autant que vaine, et l’ordre ancien durait toujours. Les malheurs succédaient aux malheurs, les famines aux famines, les injustices aux injustices, et cette multitude plaignante et souffrante ne conservait d’autre espérance que cette promesse inscrite sur la pierre du caveau où dormaient ses morts : Donec veniat immutatio, jusqu’au jour du changement ; mais si ce changement lui-même ne devait jamais venir ? « Oh ! qu’il se hâte plutôt, et que la fin de ce monde si triste, que cette seconde mort de la résurrection vienne les faire sortir de leur ineffable tristesse et les faire passer du néant à l’être, du tombeau à Dieu… Le captif l’attend dans le noir donjon, dans le sépulcral in pace, le serf l’attend sur son sillon, à l’ombre de l’odieuse tour ; le moine l’attend dans le silence du cloître, au milieu des tumultes solitaires du cœur. »

Cependant la fin du monde ne vient pas, et l’époque fatale de l’an mil s’écoule sans répondre à cette espérance mêlée de terreur. Alors ce pauvre monde du moyen âge, ce monde des pauvres, des humbles, des souffrans, qui a soif d’un idéal terrestre, s’éprend d’une nouvelle passion et d’une nouvelle espérance : celle de délivrer Notre-Seigneur captif dans son tombeau et d’arracher son sépulcre aux mains des infidèles. « Dès que la croisade fut prêchée, le peuple partit sans rien attendre, laissant les princes délibérer, s’armer, se compter, hommes de peu de foi ! Les petits ne s’inquiétaient de rien de tout cela : ils étaient sûrs d’un miracle. » Ils comptaient d’ailleurs que Charlemagne viendrait lui-même se mettre à la tête de l’expédition et remplacer les chefs inexpérimentés qui les conduisaient, Pierre l’Ermite et Gauthier sans Avoir. Aussi personne