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béguinages étaient d’aimables cloîtres, non cloîtrés. Point de vœux, ou très courts. La béguine pouvait se marier, elle passait sans changer de vie dans la maison d’un pieux ouvrier. Elle la sanctifiait. L’obscur atelier s’illuminait d’un doux rayon de la grâce. Il ne faut pas que l’homme soit seul. Cela est vrai partout, bien plus en ces contrées, dans ce nord pluvieux qui n’a pas la poésie du nord des glaces, sous ces brouillards, dans ces courtes journées… Qu’est-ce que les Pays-Bas, sinon les dernières alluvions, sables, boues et tourbières, par lesquelles les grands fleuves, ennuyés de leur trop long cours, meurent comme de langueur dans l’indifférent Océan ? »

Qu’on dise ce que l’on voudra, qu’on exige de l’historien un style plus sobre, une critique plus exacte, une discussion plus scrupuleuse des faits ; mais celui qui a écrit ces pages n’était pas seulement un peintre admirable de la nature et des sentimens, il avait aussi un sens historique profond. Si l’intelligence est en effet, comme a dit M. Thiers, la première qualité de l’historien, l’imagination est certainement la seconde. A quoi sert de raconter le passé, si ce n’est pas pour le faire revivre ? A quoi sert d’évoquer les morts, si ce n’est pas pour leur rendre le souffle et la parole ? Qu’on veuille bien, de grâce, ne pas bannir la poésie de l’histoire et nous condamner à chercher uniquement dans des fictions frivoles cet aliment indispensable de nos âmes. C’est comme si on voulait nous contraindre à ne demander qu’aux créations de l’art les émotions du beau, et si l’on nous refusait le droit de ressentir ces émotions en présence de la nature et des œuvres directes de Dieu. Qu’on nous permette donc de chercher aussi la poésie là où elle est, là où elle déborde, dans la réalité, dans la vie, dans l’histoire, et de la découvrir sous la poussière des faits comme l’antiquaire découvre sous la poussière entassée par les siècles l’inaltérable beauté d’une statue antique. Celui qui a su rendre avec une éloquence aussi merveilleuse la pensée des siècles passés, celui qui a su faire vibrer son cœur et le nôtre à l’unisson des joies et des douleurs de nos pères, celui qui a fait parler jusqu’aux pierres et traduit le langage des statues et des cathédrales, celui-là n’était pas seulement un peintre et un artiste, c’était aussi un historien, et il aurait pu devenir le premier de tous, s’il avait su respecter en lui-même les dons variés de son génie.


III

Le premier volume de l’Histoire de France avait paru en 1833. Le sixième, qui s’arrête à la mort de Louis XI, fut publié en 1843. Durant les dix années qu’il avait consacrées à cette immense labeur, Michelet avait mené l’existence solitaire d’un érudit. Il avait