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grande-principauté. Les anciens princes apanages durent échanger leur vottchina héréditaire contre des pomestié toujours situés loin des contrées où leurs pères avaient régné et dont parfois ils portaient encore le nom. L’Anglais Fletcher, l’ambassadeur d’Elisabeth, remarquait encore à la fin du XVIe siècle ce soin des tsars moscovites d’affaiblir et pour ainsi dire de déraciner les familles issues de Rurik, en les arrachant au sol natal pour les transplanter sur un sol étranger. Les seules familles russes qui eussent une base territoriale, les seules qui en face du grand-prince semblassent destinées à fonder une haute aristocratie, les héritiers des kniazes apanages, furent ainsi ravalés au rang de simples pomechtchiki, tenant leur terre et leur fortune du bon plaisir du maître.

Le tsar moscovite resta l’unique haut propriétaire comme l’unique souverain. Les familles les plus illustres demeurèrent éparses sur le sol, sans foyer traditionnel ni centre d’influence locale, pareilles à cette plainte de la steppe que le vent d’automne fait rouler au hasard à travers la plaine. Ce manque de centre local, ce défaut d’assiette territoriale, expliquent assez l’incurable débilité des boïars et l’avortement de toutes les tentatives aristocratiques dans l’ancienne Russie. Rien en ce pays ne rappelle les orgueilleuses demeures des aristocraties occidentales héritières de la féodalité, rien n’y ressemble à ces châteaux du moyen âge si solidement assis sur le sol, si manifestement pleins de la puissance des familles dont ils étaient le rempart. La nature russe paraît elle-même repousser ces forteresses domestiques, elle en refusait pour ainsi dire les matériaux et l’emplacement, les rochers abruptes ou les défilés étroits pour les poser, la pierre pour les construire. La maison de bois si souvent brûlée, si vite vermoulue, si facile à transporter ou à réédifier, est un juste emblème de la vie russe dans toutes les classes, le mode même d’habitation est comme un indice des frêles destinées de l’aristocratie.

Grâce au pomestié, le noble russe apparaît dès le moyen âge avec la double qualité que nous lui trouvons encore aujourd’hui, comme propriétaire et comme serviteur de l’état. Ces deux titres, parfois séparés depuis, se tiennent étroitement alors, et le second est la condition, la raison d’être du premier. C’est comme serviteur du grand-prince que le noble reçoit son pomestié, c’est comme tels que ses enfans en conservent la jouissance. Le pomechtchik reste dans la dépendance du souverain qui lui donne la terre, et qui plus tard avec le servage lui donne dans les paysans attachés à la glèbe les instrumens de culture. Pour le noble russe, la propriété n’est qu’un gagne-pain, un moyen d’existence, un moyen d’entretien (kormlénié) ; il ne s’y fixe point, ne s’y attache pas, il sait que le fleuve de la fortune a sa source ailleurs. Sous les vieux tsars comme sous les