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dans les sentimens, sinon toujours dans les idées et dans les mœurs, une réaction accentuée et, comme toute réaction, poussée parfois jusqu’à l’exagération. Sous l’influence d’une école d’écrivains et de penseurs distingués, désignés du nom assez impropre de slavophiles, le nom, la langue, l’homme russes ont été remis en honneur. Des fanatiques ou des originaux, comme le poète-théologien Khomiakof, allaient même jusqu’à reprendre le costume moscovite et à tenter de remettre en usage l’armiak et le kaftan. La nationalité, longtemps honnie, a partout été glorifiée. La mode et l’entraînement mondain ont eu leur part à ce brusque revirement, et là même où la conversion est le plus sincère, elle est souvent peu éclairée et peu conséquente. Après s’être si longtemps faite étrangère et cosmopolite, la classe cultivée ne saurait se dépouiller a volonté de la seconde nature qu’elle-même s’est laborieusement donnée. Après s’être isolée du peuple pendant un siècle et demi, elle ne s’en peut rapprocher en un pas, elle ne peut franchir d’un bond le fossé qu’elle-même a patiemment creusé et élargi de ses mains. La noblesse russe a fait comme un état-major qui, dans son impatience d’aller à la découverte, s’élancerait au galop sans se retourner, pendant que le gros de l’armée avec le matériel et les bagages demeurerait bien loin en arrière, embourbé dans les marécages ou empêtré dans les broussailles, sourd aux appels de la trompette ou du clairon, et d’autant plus incapable de rejoindre qu’il serait resté sans direction.

Ainsi s’est jetée en avant l’élite de la société russe. Attirée par les lueurs fascinantes de la civilisation, elle s’est précipitée vers l’Europe, abandonnant en chemin les traînards, sans s’inquiéter du peuple qui ne la pouvait suivre, comme si tout le pays eût tenu dans ses rangs, comme si avec le monde de Pétersbourg la Russie tout entière fût arrivée au but. En se retournant, elle s’est aperçue de son erreur, mais il lui est difficile de la réparer ; elle a beau les appeler de loin, les retardataires n’entendent plus sa voix ou ne distinguent plus ses gestes. La classe cultivée hésitant à rebrousser chemin et le peuple, demeuré en arrière, ne pouvant guère avancer tout seul, la rencontre entre les deux moitiés inégales de la nation est malaisée, et toutes deux restent moralement isolées l’une de l’autre à leur dommage mutuel et au détriment du pays et de la civilisation. Il n’y a que deux moyens de trancher une telle situation : le premier est de reconnaître officiellement, de consacrer légalement la scission des deux classes, en plaçant l’une sous la dépendance et la tutelle de l’autre ; le second est de créer entre elles une classe intermédiaire qui les rapproche et leur serve de lien. De ces deux issues, la première a pour elle les théories aristocratiques