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Brabant, aux contes des frères Grimm, vous nagez en plein romantisme germanique ; du procès de Rouen, pas un mot, rien du bûcher. Tombée aux mains d’Isabeau de Bavière, qui, elle aussi, bat la campagne en Bellone casquée et cuirassée, notre héroïne est enfermée dans la tour du nord ; du haut de sa bastille, elle assiste au combat qui se poursuit dans la plaine avec des fortunes diverses : tantôt c’est le léopard qui l’emporte et tantôt c’est la bannière aux fleurs de lis. Tout à coup cependant le parti de France ploie, le roi est menacé, les lances bourguignonnes déjà l’enveloppent ; pauvre Jeanne, affolée à l’idée que ton gentil seigneur va devenir le prisonnier des Anglais, comment t’y prendras-tu pour le tirer de ce nouveau pas ? Elle invoque ses saintes, rompt ses liens et se précipite par la fenêtre du donjon. Qu’est-ce après tout que cent coudées quand l’aile des anges vous soutient ? Ainsi rendue par miracle à la liberté, la Pucelle, sa hache en main, se rue au plus fort de la mêlée et reçoit le coup mortel en dégageant son roi. Jeanne meurt sur le champ de victoire, et, tandis que les drapeaux s’inclinent au-dessus d’elle, le ciel lui ouvre ses portes d’or, et des légions de séraphins, chantant et semant des fleurs, sillonnent les airs à sa rencontre. Vous voyez d’ici l’apothéose.

Tout cela, au point de vue de l’histoire, est simplement absurde, et cependant cette féerie, — car, je le répète, c’en est une, — nous montre de temps à autre, par éclairs, un poète de génie. La scène de Jeanne avec le chevalier noir dénonce un maître. A l’horizon se dresse la cathédrale de Reims, que le soleil empourpre d’un nimbe de feu, et dans la campagne, où l’on se bat, la Pucelle d’Orléans s’est égarée à la poursuite d’un chevalier mystérieux dont le sinistre aspect l’intrigue et l’épouvante. Elle le somme de lever sa visière et de croiser le fer bravement ; l’inconnu ne répond que par des paroles brèves et prophétiques. Irritée, elle s’élance sur lui et le traverse de son épée lorsque soudain, au bruit du tonnerre, le spectre se fond dans les vapeurs du soir et disparaît. Ce chevalier noir, c’est le destin, le propre destin de la vierge guerrière qui vient l’avertir au moment suprême : « Jeanne d’Arc, jusqu’aux murs de Reims, la victoire t’a portée sur ses ailes ; que ta renommée te suffise, congédie la fortune qui t’a suivie en esclave, avant que, frémissante du joug, elle s’affranchisse d’elle-même. » Que dire aussi ou plutôt que ne pas dire du caractère de Talbot, ce chef militaire, ce tacticien éprouvé, ce penseur placé là comme antithèse au surnaturalisme ambiant ? Vaincu par un idéal dont le sens lui échappe, il se fait noblement tuer quand il voit ses soldats s’enfuir éperdus devant ce qu’il appelle « une œuvre de pure jonglerie » et meurt en stoïcien, seul, sous un arbre de la forêt, l’amertume au cœur et le blasphème à la bouche. « O monde, reprends ces atomes un moment réunis pour la joie et pour la souffrance ! » L’œuvre de Schiller étincelle de beautés,