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se laisse moins facilement conduire. D’ailleurs ce voyage d’exploration dans les profondeurs de « l’infini vivant » ne saurait s’entreprendre sans trouble pour la pensée et sans péril pour la raison. Lorsque, durant les claires nuits de l’Italie, le plus mélancolique des poètes latins voyait au-dessus de sa tête les temples célestes du monde et les étoiles brillant dans la voûte azurée, il se demandait quelle puissance inconnue avait disposé ces merveilles, et dans son cœur, accablé par d’autres maux, ce souci réveillé soulevait de nouveau la tête :

Tunc aliis oppressa malis in pectore cura
Illa quoque expergefactum caput erigere infit.


Mais du moins l’instinct premier de sa pensée révélait à Lucrèce l’existence d’un ordonnateur suprême, et il lui fallait faire appel aux argumens d’une philosophie trompeuse pour bannir de sa pensée cette notion, dont la simplicité s’offre tout d’abord à l’homme. Au contraire, lorsque, ramenant ses regards vers la terre, on découvre à travers le microscope ces spectacles inconnus qui échappent à la grossièreté de nos sens, lorsqu’on assiste à cette vie sourde et bouillonnante de la nature, dont la prodigalité jette au hasard tant de milliards d’existences sans souci apparent de leur destin ni de leur utilité, alors on a peine à retrouver dans ce désordre le souvenir d’une main intelligente, et l’on est tenté de se croire en présence d’une puissance aveugle et féconde qui crée sans voir et qui jette sans compter.

Plus grand est donc l’effort lorsqu’il faut, avec Michelet, prêter des sentimens humains à ces insectes, dont une observation minutieuse permet seule de saisir la vie. Grâce au talent du peintre, la gageure cependant s’accomplit sans trop de peine. On partage encore les tristesses de l’araignée solitaire. On s’intéresse à l’industrieuse activité des fourmis, tout en leur sachant moins de gré que lui d’être franchement républicaines. On s’émeut de la tendre sollicitude des abeilles pour les enfans de leur reine en leur pardonnant d’être demeurées obstinément monarchiques. Mais lorsque, pour répondre aux difficultés croissantes des sujets qu’il choisit, Michelet exagère encore les artifices du procédé, lorsqu’il prétend nous traduire le langage des polypes, émouvoir nos cœurs sur la destinée incertaine de la méduse, proposer à notre admiration la sagesse des vœux de l’oursin et nous attendrir aux gigantesques amours de la baleine, il finit par provoquer une protestation du goût, une révolte du bon sens, qui, après s’être au début prêté à ces fictions, finit par se lasser des efforts qu’on demande à sa complaisance. Déjà sensibles dans l’Insecte, ces défauts éclatent dans la Mer et dans la Montagne, qui ne répondent pas aux promesses de leurs