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considérables du pays grondèrent dans leurs réunions, les journaux crièrent au nouveau césar, et des nuées de caricatures s’abattirent sur le président, qui, paraît-il, est singulièrement sensible à ce genre de morsure. Grant céda, quitte à recommencer à la première occasion ou à léguer à son successeur la mission de continuer son œuvre. Qui ne voit en effet que des scènes pareilles sont le commencement d’une situation toute nouvelle que rien n’aurait pouvoir d’arrêter, si ce n’est la sagesse que les hommes consultent rarement et qu’il est trop tard déjà peut-être pour consulter.

Quand on fixe son regard sur l’état présent de l’Union, il est impossible de ne pas être frappé de l’importance considérable que depuis la guerre de la sécession le pouvoir militaire a prise dans les affaires de la grande république. À la vérité, il vient d’y faire seulement son apparition, mais cette apparition est de celles qui ne s’évanouissent pas, une fois venues à la lumière, parce que les nécessités sociales qui les évoquent sont de celles qui ne se dissipent qu’après avoir triomphé ou péri. Avec cette apparition du pouvoir militaire, la notion de l’autorité vient aussi défaire son entrée sur une scène où jusqu’alors elle avait été ignorée, et où la liberté avait tenu toute la place. Or c’est une condition de l’autorité que, dès qu’elle s’introduit dans un état, il ne peut plus y avoir dans cet état rien qui lui soit supérieur. On n’a pas, il est vrai, osé dire encore qu’il y avait quelque chose de supérieur à la liberté ; mais les citoyens de l’Union doivent savoir maintenant que la liberté n’est tout dans un état que pendant les périodes heureuses et rares où le succès se trouve en parfaite harmonie avec la sagesse. Les États-Unis ont connu pendant quatre-vingts ans une période de cette nature, et la plus belle peut-être dont jamais peuple ait été favorisé. Cette période a pris fin il y a quinze ans, et elle ne reviendra plus jamais. C’est que pour que de pareilles périodes existent, il ne suffit pas que la justice règne, il faut qu’elle soit pure de toute violence ; il ne suffit pas que le bon droit l’ait emporté, il faut qu’il ait triomphé sans blesser l’humanité ; il ne suffit pas que le succès se soit imposé, il faut qu’il ait laissé les âmes sans remords pour le passé, sans inquiétudes pour l’avenir. Telle fut la situation morale dans laquelle se trouvèrent les fondateurs de la république après la guerre de l’indépendance ; ce n’est pas tout à fait celle dans laquelle se sont trouvés les vainqueurs du sud après la guerre de sécession. Ah ! oui, sans doute, la cause anti-esclavagiste était la bonne cause, et le triomphe du nord était le triomphe du droit ; malheureusement cette bonne cause a été imposée par la force, et ce triomphe a été obtenu par la violence. Il est possible qu’il fût dans la logique fatale des choses que les événemens se passassent ainsi ; c’est une