Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 15.djvu/901

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

travers bien des bouleversemens, son œuvre après tout salutaire, en créant ces engins puissans dont l’emploi exige, pour avoir tous ses effets, la centralisation des forces productives : fait d’autant plus irrésistible qu’il trouvait le concours des circonstances sociales, avec lesquelles il offrait une sorte de coïncidence merveilleuse. C’en était une en effet que celle qui, chez une nation récemment émancipée, investie de l’égalité civile, désireuse de bien-être, semblait mêler dans une action commune tant de fermens nouveaux. La liberté et la vapeur apparaissant ensemble, lancées le même jour dans le monde industriel pour le transformer, quel prodigieux rapprochement ! mais aussi que de désordres pour arriver à former des groupes un peu stables ! que de blessures à cicatriser avant qu’on pût constater un progrès réel et définitif dans la situation de ces populations arrachées à leurs habitudes traditionnelles !

M. Reybaud a recueilli quelques témoignages frappans des craintes qui s’emparèrent des meilleurs esprits. Il semble que l’on retrouve chez eux le trouble même qui existait dans les faits. N’était-ce pas un économiste des plus libéraux et des plus éclairés, M. de Sismondi lui-même, qui en était venu à regarder la grande manufacture comme un mal qu’il fallait combattre par des règlemens, en partageant les vastes établissemens, et en associant les ouvriers aux bénéfices ? Il ne semblait pas se douter de ce qu’une telle mesure imposée par la loi aux parties intéressées aurait eu d’oppressif et de spoliateur. Il nous serait facile de signaler dans des économistes anglais, tels que Malthus et Ricardo, plus d’un symptôme du même trouble. La manière dont ils conçoivent les relations du capital, supposés en antagonisme, leurs formules sur les profits et les salaires, sur les encombremens de marché, nous paraissent porter souvent la trace des mêmes circonstances jusqu’au sein de recherches qui ont l’ambition de se montrer générales et désintéressées comme la science.

Il fallait donner à l’expérience le temps de se faire et en constater les résultats dans d’impartiales enquêtes. La question était passionnée à la fois par les adversaires systématiques de la révolution et par les novateurs : il fallait Y porter d’autant plus un esprit calme, la sévère méthode d’observation. Tout compte fait, la manufacture était-elle un bien ou un mal ? Le travail, placé dans les conditions qu’elle lui impose, était-il une victime ? Était-il dépossédé, et, par le fait du nouveau régime, comme on le disait, abruti ? Les maux réels qui se produisaient devaient-ils être toujours imputés à ce système en particulier ? n’étaient-ils pas enfin transitoires dans ce qu’ils avaient de plus grave, et ne pouvait-on soit les guérir, soit du moins les adoucir ?

C’est dans ces termes que M. Louis Reybaud a compris la