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naturel de supposer qu’un poète populaire chez elle doit jouer le même rôle que, chez nous, un Mistral ou un Roumanille ; mais nos poètes de la moderne langue d’oc sont des gens instruits et lettrés, qui n’ont pas complètement échappé à l’influence de la littérature contemporaine. Leurs œuvres, bon gré mal gré, s’adressent à des Français qui connaissent le provençal plutôt qu’à des paysans qui ignorent le français. Il n’en est pas de même pour Chevtchenko. Le poète, mort depuis quinze ans, que nous voudrions faire connaître, est populaire dans le sens le plus large du mot. Tous les paysans petits-russiens savent par cœur un bon nombre de ses poésies, et les chantent pêle-mêle avec celles que leurs pères leur ont transmises, ou qu’eux-mêmes ont recueillies de la bouche des derniers kobzars (chanteurs ambulans). Le nom du poète leur est familier ; il représente pour eux une sorte de résurrection des souvenirs du passé. En effet, depuis longtemps déjà, de génération en génération, leur poésie populaire allait s’éteignant, s’effaçant dans toutes les mémoires : une strophe disparaissait, puis une chanson tout entière, puis un fragment de poème. Les érudits, venus tard pour recueillir ce qui restait, ont vu combien c’était déjà réduit à peu de chose. Eh bien ! Chevtchenko a créé, tout seul, pour ainsi dire, un nouveau cycle.

Une des circonstances qui ont le plus contribué à conserver aux œuvres de Chevtchenko un caractère exclusivement populaire, c’est certainement l’humble condition dans laquelle il est né. Son éducation première fut à peu près nulle. L’éducation classique obligatoire par laquelle, dans toute l’Europe, nous sommes repétris depuis la renaissance, met au fond de chacun de nous un élément très utile, indispensable même si l’on veut, mais un peu artificiel ; de telle sorte que nos poètes les plus fougueux, les plus libres d’inspiration, sont pourtant doublés d’un critique érudit. Si Chevtchenko avait reçu l’éducation classique, il aurait pu perdre sa précieuse intuition des beautés primitives ; entre ses mains, les chansons et les récits d’autrefois n’auraient été sans doute rien de plus qu’un thème à imitations. Il aurait fabriqué des fleurs artificielles assez semblables à celles du passé pour que le premier coup d’œil s’y laissât décevoir, — mais des fleurs mortes sans avoir vécu. Au contraire, grâce à la nullité presque absolue de son éducation première, il resta l’élève naïf de l’inspiration et du sentiment. Le travail de création, en lui, fut une éclosion presque inconsciente. Les fleurs de poésie du passé, recueillies dans sa mémoire et réchauffées aux rayons de son humble génie, prirent racine dans ce terrain favorable, et donnèrent naissance à une nouvelle floraison, bien vivante, celle-là, et, ajoutons-le, plus brillante que l’ancienne. La comparaison est exacte ; ce sont bien les mêmes fleurs deve-