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UN POÈTE PETIT-RUSSIEN.

province. On peut même affirmer que le sentiment de sa valeur personnelle, qu’il eut très vif dès l’âge le plus tendre, l’aurait inévitablement mis en révolte contre cette situation indigne de lui, et la prédiction de son père au lit de mort se serait réalisée dans l’autre sens : il serait devenu « un très mauvais garnement ».

Quoi qu’il en soit, voilà notre Tarass, à vingt-quatre ans, libre,… libre ! Une vie nouvelle commençait pour lui. Élève de l’académie des beaux-arts, il fit pendant six ans d’assez bonnes études ; mais déjà il se sentait à l’étroit dans ce domaine. Son imagination, jusque-là semblable à une plante enfermée dans une cave, prit une expansion merveilleuse dès qu’elle se sentit en plein soleil et en pleine liberté. Trois ans après son émancipation, il avait déjà écrit quelques-unes de ses plus belles œuvres.

De 1838 à 1848, sa vie fut heureuse. Devenu l’objet d’une admiration enthousiaste de la part d’un groupe de Petits-Russiens de Pétersbourg, reçu à bras ouverts par sa famille et par les propriétaires des environs lors d’un voyage en Ukraine qu’il fit après sa sortie de l’académie des beaux-arts, il semblait n’avoir plus rien à désirer ; mais son ciel n’était pas sans quelques nuages. Devenu libre et comprenant mieux que jamais les horreurs de la servitude, il ne pouvait penser sans douleur aux millions de pauvres gens qui n’avaient pas eu le même bonheur que lui. La courte autobiographie de sept pages qu’il envoya un an avant sa mort à l’éditeur des Lectures populaires, se termine par une phrase poignante :

« Il n’y a presque pas un souvenir de ma vie passée qui ne soit affreux. Oui, mon passé est terrible, d’autant plus terrible que mes frères et mes sœurs, dont je n’ai pas parlé dans ce récit parce que cela m’aurait fait trop de peine, sont encore serfs à l’heure qu’il est. Oui, monsieur l’éditeur, à l’heure qu’il est, ils sont encore serfs ! Agréez l’assurance, etc. »

Toutes les déclamations du monde seraient moins éloquentes que cette simple énonciation d’un fait, suivie sans transition par la formule banale qui clôt toutes les lettres. On devine qu’il s’arrêta là, n’ayant plus rien à dire, la gorge serrée, les yeux remplis de larmes, et qu’il jeta brusquement sa signature sous ces lignes pour couper court à une tâche trop pénible.

La meilleure partie de ses œuvres, ou du moins la plus humaine, la plus facile à traduire dans toutes les langues, lui a été inspirée par ce sentiment de pitié profonde qu’il éprouvait pour les faibles et les opprimés, mêlé à un sentiment non moins vif de haine contre les oppresseurs. Ses aspirations politiques n’eurent pas d’autre source. En même temps qu’il rêvait de voir l’Ukraine de nouveau