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Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 15.djvu/942

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encore un assez grand nombre d’œuvres remarquables ; mais il se laissa de plus en plus dominer par la terrible passion qu’il avait contractée. Sa santé, déjà si altérée par tant d’épreuves, alla en déclinant, et il mourut en février 1861, au moment où toute la Russie acclamait la grande nouvelle de l’affranchissement des serfs. Il n’eut pas même la consolation d’embrasser ses sœurs et ses frères devenus libres.

III.

Chevtchenko, nous l’avons déjà fait remarquer, n’était pas fort instruit. Dans les dernières années de sa vie, entouré d’une élite de littérateurs, lisant les revues russes, faisant tous ses efforts pour réparer le temps perdu, il avait fini par se mettre au courant des idées modernes ; mais les lacunes de son éducation restaient nombreuses ; c’est à peine s’il avait lu superficiellement les Âmes mortes. Heureusement il avait une qualité qui remplace l’étude : il sentait vivement, la fibre lyrique résonnait en lui au moindre choc. Quelques souvenirs d’enfance, quelques récits de vieillards ont suffi pour lui inspirer des poèmes héroïques, tout à fait analogues à ceux des kobzars, où les exploits des héros populaires de son pays sont célébrés avec un éclat et une puissance extraordinaires. Telle est une de ses premières œuvres, Hamalia, dont nous traduirons quelques vers pour donner une idée de l’ampleur de l’inspiration. Elle commence par la plainte des Cosaques prisonniers à Scutari, qui demandent aux vents de l’Ukraine et à la mer bleue si leurs frères viendront bientôt les délivrer.

« Ô mon Dieu ! mon Dieu ! quand même ils ne nous délivreraient pas, amène-les pourtant ici ! Voir briller encore une fois la gloire, la gloire cosaque, et puis mourir !… Ainsi chantaient les prisonniers en versant des larmes. Le Bosphore tressaillit, car de sa vie il n’avait entendu la plainte d’un Cosaque. Secouant sa vaste chevelure grisonnante, il poussa ses flots gémissans vers la mer bleue, bien loin, bien loin ; la mer répéta en grondant la plainte du Bosphore, et l’apporta au Liman, qui transmit au Dnieper ce message douloureux des captifs. Et le Dnieper furieux, rugissant, dit à la steppe : — Entends-tu ?… Et la steppe répondit : J’entends ! j’entends ! »

Le poète décrit alors les Cosaques couvrant le Dnieper de leurs bateaux légers, leur départ sous la conduite d’Hamalia, la ville turque incendiée, les captifs délivrés, et tout ce récit vivant, hardi, farouche, a l’air d’être enlevé au pas de charge. Chevtchenko