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et la force avec lesquelles il a su pratiquer la liberté. Ce qu’il a fait comme homme d’état, comme chef de ministère, reste livré à l’éternelle dispute de ceux qui lui survivent ; son œuvre d’historien, de penseur, d’orateur est la gloire du temps où il a vécu. M. Saint-René Taillandier a su faire d’un trait délicat et juste cette distinction. Il a rendu à M. Guizot le seul hommage digne de cet éminent esprit ; il a parlé de lui, il a retracé sa carrière avec autant d’indépendance que de respectueuse admiration, et comme suprême honneur il a rappelé que le dernier nom murmuré par M. Guizot expirant a été celui de la France.

Voici que dans ce monde affairé où s’agitent à la fois tant de questions intérieures et extérieures une autre lumière de l’esprit, et celle-ci bien différente, vient de s’éteindre, une étoile s’éclipse à l’horizon. Celle qui a illustré ce nom de George Sand, si bien frappé pour la gloire, celle qui a intéressé ses contemporains à tant de peintures éloquentes, est morte loin de Paris dans la sérénité de ses campagnes du Berry, dans cette maison de Nohant où elle avait passé son enfance, où elle aimait toujours à se reposer des fatigues de la vie. Atteinte, il y a quelques jours à peine, d’un mal implacable qui a fait de rapides progrès, elle a disparu presque à l’improviste ; elle a été ensevelie dans le modeste cimetière de son village, au milieu des siens, à l’abri des rumeurs et des manifestations. De celle qui était hier encore vivante, qui au courant d’une existence agitée a prodigué les œuvres les plus brillantes, Valentine et André, les Lettres d’un voyageur et Mauprat, la Mare au diable et le Marquis de Villemer, Jean de La Roche et Flamarande, il ne reste désormais que le souvenir, l’image de ce qui a été : elle n’écrira plus ! Mme  Sand, en s’en allant après bien d’autres de sa génération, laisse assurément un vide profond dans les lettres françaises ; elle laisse un vide plus particulièrement senti dans cette Revue, où elle a brillé à sa première apparition ; ici elle a été chez elle quand elle l’a voulu, quand elle a consenti à n’être que ce qu’elle était réellement, le plus éminent et le plus charmant des peintres de l’âme humaine.

Ce talent aura été un phénomène à peu près unique dans notre histoire littéraire. Malgré son sexe, quoiqu’elle eût bien le génie féminin, c’est à peine si Mme  Sand se rattache à la tradition des femmes françaises qui ont régné par l’esprit et par l’imagination. Elle n’a été non plus, à vrai dire, d’aucune des écoles contemporaines, bien qu’elle sort née à la vie littéraire sous le soleil de 1830, et qu’elle ait été en quelque sorte portée par le mouvement de rénovation. Elle a grandi spontanément, elle n’a puisé qu’en elle-même son inspiration. Elle a créé son genre à elle, son roman, qu’elle a vivifié et coloré de son feu intérieur. Elle a surtout possédé deux souveraines qualités : elle a eu le don inné de peindre les passions humaines, et le don de sentir, de reproduire la nature extérieure. Nul mieux qu’elle n’a réussi à décrire