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sont des cruches et des pots en cuivre, des hanaps, des gobelets, des cuillères d’argent.

Ce qui donne une idée plus précise de l’aisance à laquelle étaient arrivés quelques paysans, c’est l’inventaire de l’étable et de la basse-cour d’un laboureur de Basse-Normandie, dont nous devons la connaissance à M. Léopold Delisle. Dans cet inventaire, dressé en 1333, sont énumérés presque autant de bestiaux, de chevaux, de volailles qu’en possède à cette heure un cultivateur aisé de la Picardie ou de la Brie. Il est vrai que la Normandie était déjà, comme maintenant, l’une des provinces de France les plus riches. Quand Godefroi d’Harcourt, pour se venger de Philippe de Valois, qui avait confisqué ses terres, appela Edouard III dans cette partie du royaume, les Anglais trouvèrent, au dire de Froissart (et je cite ici sa langue naïve telle que l’a restituée M. Luce), le pays gras et plentiveus de toutes coses, les gragnes plainnes de blés, les maisons plainnes de toutes rikèces, riches bourgois, chars, charêtes et chevaus, pourciaus, brebis et moutons, et les plus biaus bues dou monde que on nourist ens ou pays. Si en prisent à leur volenté (livre Ier, § 258).

Mais il n’y avait pas que la Normandie où régnât alors l’abondance, et le même chroniqueur dit ailleurs, en parlant d’une manière générale du royaume de France au temps où Edouard III l’envahissait, qu’il était plein et dru et les gens riches et puissans de grand avoir. La population des campagnes était donc loin alors d’être partout condamnée à une alimentation insuffisante et misérable. S’il y avait des cantons où elle vivait surtout de bouillie et de pain de seigle, divers témoignages attestent que le pain blanc n’était pas rare, et l’on en faisait en certains lieux distribuer jusqu’aux mendians. L’industrie des boulangers, aussi bien que celle des bouchers, était très florissante. Comme il y avait presque partout de vastes forêts où les pourceaux allaient à la glandée, la viande de porc était commune, et le paysan en faisait son ordinaire, soit sous la forme de lard salé, soit sous celle de jambon. Il était si peu réduit en tout lieu à ne vivre que de grossières céréales ou de légumes, qu’il n’y avait guère de chaumière qui ne fût pourvue d’une broche en bois pour rôtir les volailles, et l’on était même dans l’habitude de les larder. On en relevait le goût par de la moutarde, dont la consommation était si répandue qu’on comptait presque un moulin à moutarde par trois moulins à blé. Les boissons se vendaient si bon marché que les paysans devaient rarement n’avoir que de l’eau à boire. Dans les pays de vignes, comme aucune autorisation n’était nécessaire pour vendre le vin en détail, on comptait presque autant de débitans que de propriétaires de vignobles. En Normandie, le cidre tendait déjà à supplanter l’antique cervoise, et