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clairvoyance. Pendant les derniers jours de sa vie, quoique affaibli par la maladie qui le minait et qui l’a emporté, il avait écrit une monographie ingénieuse sur la question de l’habitude. Immédiatement après, il avait entrepris une analyse à fond des caractères de l’instinct. La mort l’a frappé avant qu’il eût terminé ce mémoire, le plus original de tous ceux qu’il a laissés ; mais il a pu le pousser assez loin pour que la science en doive tenir grand compte.

Sur ce sujet si débattu, il n’existe aucun écrit qui égale en clarté, en profondeur le petit livre de M. Albert Lemoine, aucun non plus qui ait été conçu et exécuté avec autant de sereine impartialité. Étudions ce traité en y rattachant les travaux de date plus ou moins récente que l’auteur a touchés en passant et ceux qui ont échappé à son attention ou paru après sa mort. Voyons avec lui d’abord ce que n’est pas l’instinct, puis ce qu’il est dans l’homme et dans l’animal, et quelle part d’action lui revient dans l’œuvre de la vie physique.


I.


Lorsqu’on introduit l’idée de l’instinct dans un travail d’ensemble qui a la prétention d’être scientifique, il n’est pas permis d’en parler dans les termes vagues du langage ordinaire. C’est se tirer d’affaire à trop bon marché que de citer un exemple quelconque et de dire, sans autre explication : Voilà l’instinct. « Je n’essaierai pas, dit M. Ch. Darwin, de définir l’instinct, chacun comprenant de quoi il est question quand on dit que l’instinct porte le coucou à émigrer et à déposer ses œufs dans les nids des autres oiseaux. » Assurément, comprendre de quoi il s’agit, cela suffit pour commencer ; mais, à vrai dire, ce n’est que poser la question ; la résoudre, c’est aboutir à une définition claire et précise. Cette définition, on la chercherait en vain dans l’œuvre tout entière du célèbre naturaliste.

Plus en effet le débat se prolonge, plus il est évident qu’il arrive parfois à de très habiles naturalistes de n’être pas de clairvoyans psychologues. Or c’est ici le cas de l’être ou jamais. Il y a des actes appelés instinctifs par tout le monde. Quel en est le principe ? Si ce principe se confond avec la raison elle-même, ou avec un pur mécanisme, ou avec l’habitude, ou avec l’hérédité, ce n’est pas une énergie spéciale et distincte ; il n’y a plus d’instinct. On doit donc, par un premier effort, tenter de réduire l’instinct à l’une de ces choses, et voir s’il s’y ramène, comme l’électricité, la chaleur, la lumière ont été ramenées au mouvement. Si l’instinct résiste à cette opération, s’il demeure irréductible, on devra le tenir pour une puissance à part, et alors il sera temps d’en approfondir l’essence, et d’en déterminer la fin.