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conditions le savant est en état de conclure sans trop d’erreur de la nature interne de l’homme à celle des bêtes. Pour avoir mal rempli ces conditions, Buffon ne nous a laissé sur cette question qu’une suite d’éloquentes incohérences. Voici les plus frappantes : elles feront comprendre dans quelle impasse Buffon s’était jeté.

D’après lui, la substance spirituelle n’a été accordée qu’à l’homme, et ce n’est que par elle qu’il pense et réfléchit. L’animal est au contraire un être matériel, qui ne pense ni ne réfléchit, mais qui cependant agit et semble se déterminer. Toutefois nul doute que le principe de la détermination du mouvement ne soit dans l’animal un effet purement mécanique. Ainsi la bête n’est qu’un être matériel et une machine. Or cette machine a cinq sens, plus un sens intérieur qui est le cerveau. Ce sens intérieur diffère des sens externes par la durée de l’ébranlement que produisent les causes extérieures ; pour tout le reste, il est de même nature que ces autres sens : comme eux, le sens intérieur est un organe, un résultat de mécanique, un instrument matériel. L’homme a aussi les cinq sens extérieurs et le sens intérieur, en quoi il est animal et machine ; mais il a de plus l’âme spirituelle ; en cela, il est supérieur à l’animal qui est en lui-même, et aux autres animaux.

Cette théorie est construite avec art et elle se présente avec certaines apparences méthodiques ; mais elle trompe à chaque instant les efforts par lesquels l’auteur tente de l’établir. Les animaux que nous dépeint le grand naturaliste ne savent pas qu’ils existent, dit-il, mais ils le sentent parce qu’ils n’ont que des sensations ; ils ne le savent pas, parce qu’ils n’ont pas d’âme. Un usage plus habile et plus sûr de l’analyse psychologique aurait appris à Buffon que sentir son existence, c’est la connaître à un certain degré, et que connaître son existence c’est savoir qu’on existe ; mais, si l’animal sait qu’il existe et s’il est impossible de savoir cela sans avoir une âme, l’animal a donc une âme, et la doctrine se dément elle-même. Au surplus ce démenti est explicite à un autre endroit où il est déclaré que les animaux ont la conscience de leur existence actuelle, quoiqu’ils n’aient pas celle de leur existence passée. Il est vrai que cette affirmation est elle-même à moitié contredite, puisque Buffon prétend que la bête a ce genre de mémoire qui consiste dans le renouvellement des sensations, ce qui ressemble fort à une conscience du passé. On nous pardonnera de citer encore un point où paraît toute la faiblesse du système. Le chien aime son maître, voilà qui n’est pas contesté ; l’homme de son côté aime son ami. Où sera la différence ? C’est l’âme de son ami qu’on aime, dit Buffon, et pour aimer une âme, il faut en avoir une, il faut en avoir fait usage. Ainsi l’amitié n’appartient qu’à l’homme. — Soit. Mais l’a-