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à la puissance de la spéculation pure, elle ne veut plus entendre parler des conceptions a priori, elle se défie des synthèses, même de celles qui prennent l’analyse pour base, tant elle craint de perdre terre et de s’égarer dans les régions de l’erreur et du doute. C’est par le détail des analyses, des observations, des expériences, qu’on essaie maintenant d’élaborer cet œuvre de la reconstruction philosophique, si magiquement et si vainement improvisé par le génie, mais qui s’évanouissait toujours sous le souffle de la critique.

Nos maîtres eussent pu pourtant prévoir cette révolution, s’ils se fussent rendu compte des conséquences inévitables de leurs méthodes et de leurs doctrines. Qu’ont fait les philosophes allemands ? Ils ont surpris, dominé l’esprit de leur temps par les tours de force de leur pensée, plutôt qu’ils ne l’ont convaincu et conquis par la rigueur des démonstrations, la clarté des analyses, la solidité des conclusions. Qu’ont fait les philosophes français ? Ils ont renoncé à la libre recherche des vérités métaphysiques et morales, aux méthodes exactes et sûres qui peuvent en faire des vérités scientifiques ; ils ont fait de telle ou telle doctrine une cause plutôt qu’une thèse, et ont mis à la défendre toutes les ressources de leur éloquence et toute l’intolérance des sectes et des partis. En un mot, ils ont fait de tous les grands problèmes de philosophie des questions d’ordre moral et de salut public, de façon à faire taire devant cet intérêt suprême toute tentative de critique et tout scrupule de méthode. Entre la libre et intempérante spéculation de la philosophie allemande et la discipline toute morale et en quelque sorte politique de la philosophie française, où l’esprit scientifique aurait-il trouvé satisfaction pour ses aspirations philosophiques ?

Était-ce par hasard dans l’histoire même de la philosophie, dont les philosophes allemands et les philosophes français, en cela d’accord, ouvraient le sanctuaire jusque-là presque impénétrable à la pensée contemporaine ? Mais pour se reconnaître dans ce vaste et obscur labyrinthe des systèmes dont l’histoire nous présente l’interminable et embarrassante galerie, il fallait un autre esprit que celui que nous avait fait notre première éducation toute dogmatique, un esprit de forte et une critique, qui eût fait la part des principes féconds et la part des abstractions stériles et des imaginations chimériques, dans cette prodigieuse effervescence du génie métaphysique, et eût dégagé, défini le véritable progrès de la philosophie à travers les formes diverses et successives de son développement. On ne le vit que trop par l’expérience, la pensée, qui se retrempe et se féconde par l’histoire de ses œuvres, quand elle a un tempérament robuste développé par une forte gymnastique