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à l’incurie administratives du despotisme oriental, les Anglais n’ont rien de ce qui peut gagner à un conquérant la sympathie des vaincus. Tout en s’efforçant de régénérer l’Inde par l’influence de leur civilisation supérieure, ils lui font trop sentir qu’ils ont conscience de cette supériorité. « Les Anglais sont justes, mais pas bons (not kind), » — cette réflexion m’a été adressée, en termes presque identiques, à Calcutta, à Bombay, à Ceylan, partout en un mot où j’ai rencontré des indigènes qu’une éducation exceptionnelle, l’indépendance de leur position et peut-être ma qualité d’étranger mettaient à l’aise pour me répondre avec autorité et franchise. Plus d’une fois j’ai vu des Anglais se comporter avec des natifs de haut rang comme ne le supporterait pas chez nous un valet de ferme ou un cocher de fiacre. Sans doute la plupart des fonctionnaires que leur position met en rapport officiel avec l’élément indigène s’évertueront à le traiter avec tous les égards de la politesse orientale ; mais ils se garderont bien de lui faire des avances sur le terrain des relations privées ; ils le tiendront à l’écart de leur propre intérieur et ils éviteront instinctivement son contact jusque dans leurs trajets en chemin de fer où, par un détail assez caractéristique, je n’ai pas vu une seule fois des Européens et des indigènes dans le même compartiment. Il semblerait que, tout en sapant la hiérarchie de la société native, les Anglais y ont constitué eux-mêmes une caste nouvelle, fondée non plus sur la tradition religieuse, mais sur la couleur de la peau et l’orgueil de race. Je ne connais pas dans toute l’histoire une domination analogue où les alliances matrimoniales soient restées aussi rares entre l’ancienne aristocratie nationale et les parvenus de la conquête. Même la classe des eurasiens ou sang-mêlés, qui doit son origine aux relations irrégulières des Européens avec les natives, loin de constituer un trait d’union, se voit également repoussée, au point de vue social, par les deux races dont elle est issue. — De quelque côté que nous nous tournions, nous ne trouvons donc aucune affinité, aucune sympathie, aucun lien moral ou politique, qui puissent retenir les populations de l’Inde sous la suprématie de l’Angleterre le jour où ces 250 millions d’Asiatiques, gardés par moins de 100,000 Européens, s’éveilleront à la conscience de leurs droits et de leur force. Tout ce que nous pouvons souhaiter, c’est que cette révolution, peut-être fort lointaine encore, ne soit pas précipitée par les complications de l’extérieur, car, pour que l’Inde puisse un jour reprendre son rôle dans le développement général de l’humanité, il faut laisser aux Anglais le temps d’achever l’œuvre d’éducation sociale et politique que seuls ils sont capables d’y mener à bonne fin.


Comte GOBLET D’ALVIELLA.