Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 16.djvu/658

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de la maison de Rurik et menacée de voir sa mince population s’écouler et se perdre dans ces vastes plaines comme des ruisseaux au sein du désert. Dans cette Europe orientale, dans ce pays de cabanes de bois presque aussi aisées à transporter ou à refaire que la tente ou le gourbi de l’Arabe, l’homme avait peu d’attachement pour le sol, peu de goût pour l’agriculture. Trois siècles de servage n’ont pu faire disparaître entièrement chez le moujik d’aujourd’hui ce trait de caractère souvent à tort attribué au sang slave, ce penchant pour la vie nomade et vagabonde, encouragé par les longues rivières et les plaines sans fin. Le servage qui lia l’homme à la terre peut être regardé comme une réaction de l’état contre ces instincts aventureux qui, à la suite des Cosaques, entraînaient aux extrémités de l’empire la partie la plus vigoureuse, la plus active du peuple russe, ainsi qu’à la même époque les Conquistadores attiraient sur leurs pas en Amérique la jeunesse espagnole. Moins la Russie était limitée par la nature, plus le sol était vaste et plus l’homme avait besoin d’y être enchaîné : le servage le retint et pour ainsi dire l’immobilisa.

C’est en 1593, sous le règne de Fedor, le fils d’Ivan le Terrible, et sous l’inspiration de son beau-frère et successeur Godounof, que fut enlevé aux paysans le libre passage d’une terre à une autre. De ce seul fait, d’une mesure originairement provisoire découla le servage du moujik. On avait vu quelque chose d’analogue douze siècles plus tôt dans l’empire romain, lors de l’établissement du colonat sous les empereurs chrétiens. Une fois affermi, une fois attaché à la terre, le paysan moscovite tomba peu à peu dans une dépendance que le législateur n’avait point prévue : il devint le bien, la chose du propriétaire. Des ukases des premiers Romanof confirmèrent et complétèrent l’œuvre de Godounof La réforme de Pierre le Grand resserra les liens du paysan au lieu de les relâcher, la servitude devint plus étroite en étant mieux réglée. Le premier recensement général (pervaïa revisia), opéré en 1722 et depuis renouvelé de dizaine en dizaine d’années, fournit au servage des registres réguliers. Par mesure de simplification et par économie, l’état abandonna aux propriétaires presque toute l’administration et la police de leurs terres, et le servage devint d’autant plus difficile à détruire qu’il était devenu un instrument de gouvernement, un des principaux rouages d’une machine politique encore peu compliquée.

Le servage ne s’était pas répandu sur toute la Russie d’une manière égale ; dans les pays éloignés et presque déserts, où il y avait peu de propriétaires, dans la région des grands lacs et de la Mer-Blanche, comme dans la Sibérie conquise par les Cosaques, les règlemens sur l’enchaînement du paysan au sol n’avaient point pénétré ou n’avaient point été exécutés. Ces contrées déshéritées de