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par les règlemens locaux, avait le droit de se dégager de cette obligation en leur en cédant gratuitement le quart. Cela s’est fait dans un assez grand nombre de cas, dans les régions naturellement où le sol avait une valeur supérieure au taux légal du rachat, et les paysans qui avaient le plus à perdre à cette combinaison l’ont souvent acceptée avec joie, satisfaits de ne pas supporter le poids des redevances annuelles. Déjà cependant plusieurs de ces esprits égarés sentent leur erreur, ils se plaignent et cherchent à se persuader qu’ils ont été frustrés. Au village de K… les femmes, qui n’ont pas voix à l’assemblée communale, reprochent aujourd’hui aux hommes leur imprévoyante décision. « Vous êtes des malheureux, leur disent-elles ; grâce à vous, nos enfans seront toujours des mendians. » De ce mécontentement et de l’inégale situation des diverses communes, selon les conditions par elles acceptées ou imposées par les propriétaires, pourraient peut-être à un moment donné sortir, dans certains districts, de graves embarras.

Tous les paysans sont loin d’avoir les mêmes motifs de regrets, la plupart cependant ont eu le même sentiment de déception. Les mieux traités n’ont pas trouvé dans la liberté la fée merveilleuse dont la main devait magiquement transformer leur isba.’, ils n’ont point rencontré dans leur nouvelle situation le paradis que leur dépeignait leur imagination de serf. L’attente éveillée dans les masses populaires par le nom d’émancipation, attente surexcitée par des aspirations séculaires, était trop haute, trop chimérique pour n’être pas déçue par la réalité. Dans les songes du serf, l’image de la liberté se colorait de teintes d’autant plus chaudes, d’illusions d’autant plus brillantes, que les formes en étaient plus vagues. Le moujik émancipé a souvent oublié les maux du servage, la corvée, l’obrok ; il est tenté de ne plus voir que les charges présentes et l’évanouissement de ses rêves. « Le père, disait devant moi une vieille femme veuve d’un village des bords du Bytiouk, le père avait, au temps du manifeste, vu une nuit un champ en rêve, et au matin il me dit : Je sais ce que cela signifie, nous ne serons jamais libres. » Pour cette vieille femme, ce mot avait un sens profond, et quinze ans après l’acte d’émancipation elle y voyait encore une sorte de prophétie ou de divination. Comment entendait-elle ce songe mystérieux ? Le champ entrevu par son mari était-il, à ses yeux le symbole de la glèbe, ou au contraire était-ce pour elle l’emblème de la propriété et de la richesse, que le paysan apercevait en rêve sans pouvoir les saisir ? Peu importe, le serf et la vieille femme s’étaient compris : « Nous ne serons jamais libres ! » Cette naïve exclamation révèle chez le moujik de vagues et nuageuses aspirations, qui ne sont pas sans analogie avec les théories des socialistes de l’Occident sur l’esclavage du peuple