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soupçonnaient la Grande-Bretagne d’y avoir eu la main. Un complot de soldats et d’étudians détrônait le malheureux Abdul-Azis. C’en était fait de cet instrument docile du général Ignatief, qui savait exploiter ses faiblesses et ses terreurs et qui disposait de sa volonté déchue, sicut cadavere aut baculo. La jeune Turquie arrivait aux affaires, et, fidèle à son programme, elle déclarait bien haut que le remède à la situation ne devait pas être cherché dans des privilèges exclusifs octroyés aux populations chrétiennes et garantis par les puissances étrangères, mais que chrétiens et musulmans avaient les mêmes griefs contre le régime oppressif qui les avait si longtemps foulés et déshonorés, que des réformes politiques assureraient la commune satisfaction de tous les intérêts, et qu’on verrait toutes les races, toutes les religions, se réconcilier au sein d’une Turquie constitutionnelle, et, s’il était possible, parlementaire. Les Russes ne peuvent prendre au sérieux le programme ; une Turquie constitutionnelle, un 89 en tarbouch, leur paraît une chimère, une absurdité, une fantasmagorie ridicule. Cependant on voit des gens qui se moquent des fantômes et qui ne laissent pas d’en avoir peur. La révolution turque portait un coup redoutable aux rêves de l’ambition moscovite. Si, par un miracle, la charte de Midhat-Paoha réussissait à faire le bonheur des chrétiens aussi bien que des musulmans, les Bulgares et les Bosniaques ne tourneraient plus les yeux vers Saint-Pétersbourg pour y chercher un secours nécessaire, et le protectorat russe serait réduit à néant. Au surplus, fut-il prouve que 89 ne prendra jamais le turban et que Midhat-Pacha est un rêveur, n’y a-t-il pas du danger pour la Russie à ce que les fils d’Osman caressent certaines chimères ? Peut-elle admettre qu’ils s’accoutument à prononcer dans leurs conversations journalières certains mots qu’elle n’entend pas sans tressaillir ?

On assure-que, lorsque naquit l’enfant qui régnera un jour sous le nom d’Alexandre III, son grand-père, l’empereur Nicolas, s’approcha de son berceau et lui dit : « Pauvre enfant, je te plains ; tu grandiras, tu régneras, on te demandera une constitution, et tu ne pourras la refuser. » Ne serait-il pas possible que les insondables destinées abrégeassent les heures et le délai de grâce que s’accordaient les Romanof ? Si on parle de réformes politiques et de régime représentatif sur les rives du Bosphore, n’en parlera-t-on pas bientôt sur les bords de la Neva ? Une assemblée nationale pourrait-elle se réunir à Stamboul sans que peu après une autre assemblée se réunît à Saint-Pétersbourg ? Une Russie autocratique peut-elle subsister longtemps à côté d’une Turquie qui aspire à devenir constitutionnelle ? — Tout échec qu’éprouvera notre gouvernement dans les affaires d’Orient, disait un sagace politique russe, le mettra dans la nécessité de nous octroyer une constitution prématurée. — Le prince Gortchakof a jugé apparemment qu’il y avait péril dans la demeure, il a renoncé à aller chercher le repos sous les ombrages d’Ouchy, il a lâché la brade au général Ignatief, il lui a permis