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Le plus vif et le plus curieux de ces incidens est raconté avec beaucoup de précision par l’éditeur des Mémoires de Stockmar. M. Guizot en a parlé ici même dans ses belles études sur Robert Peel, mais il se plaçait trop au point de vue particulier de son sujet ; les notes de Stockmar expliquées par son fils nous permettent d’embrasser l’ensemble de la scène et de la juger plus librement.

Au mois de mai 1839, le ministère de lord Melbourne obtint une majorité si faible dans une discussion importante relative à la constitution de la Jamaïque, qu’il résolut de donner sa démission. La reine fit appeler sir Robert Peel. Sir Robert Peel était le chef de l’opposition, c’était lui qui déjà sous le précédent règne, en 1834, avait pris la direction du gouvernement tory avec lord Wellington. M. Guizot l’a très bien dit : sir Robert, avec ses allures un peu rudes, était bien mieux fait pour le parlement que pour la cour. On peut supposer que ces rudesses paraissaient plus fâcheuses encore à qui venait d’apprécier les élégances de lord Melbourne. Aussi dès le premier mot, et tout en lui offrant le ministère, la reine, avec une franchise qui rappelle les saillies de la princesse Charlotte, lui déclare que c’est un vrai chagrin pour elle de se séparer de ses ministres, dont elle était parfaitement satisfaite. Cette entrée en matière n’était pas de très bon augure ; l’entretien continua cependant, et la formation du nouveau ministère ne rencontra aucune difficulté, jusqu’au moment où sir Robert Peel parla d’un changement nécessaire dans le personnel des dames de la chambre (ladies of the bedchamber), c’est-à dire des nobles dames qui occupaient les premières positions à la cour. Les ministres whigs n’avaient pas négligé de faire donner ces places à des personnes de leurs familles ; la reine, entourée d’un brillant état-major féminin, justifiait un peu ce titre de reine des whigs que lui donnait la défiance des tories. Il était donc tout naturel que sir Robert Peel, en formant son ministère, demandât à la reine de vouloir bien ne pas laisser dans la place des personnes ennemies. M. Guizot raconte que les dames tories annoncèrent très haut l’intention de déposséder leurs rivales, et que cela seul avait suffi pour empêcher toute concession de la reine. Il n’y a aucune trace de ce fait dans le récit de Stockmar. On voit au contraire que la reine, dès les premiers mots de sir Robert Peel, et par conséquent avant que les dames tories eussent eu l’occasion de se mêler au débat, repoussa formellement cette condition. L’entretien fini, elle manda lord Melbourne et le consulta au point de vue du droit constitutionnel ; « Sir Robert Peel était-il fondé à faire une telle demande ? la maison de la reine formait-elle une sorte de ministère intérieur qui devait subir les vicissitudes politiques ? » La question fut discutée en conseil, et lord Melbourne, au nom de ses collègues, vint annoncer à la reine qu’ils