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après avoir pris les dispositions nécessaires pour mettre autant que possible à l’abri des tempêtes, des courans et des glaces le navire qu’il allait laisser pendant plusieurs mois sur la foi de ses ancres, après en avoir recommandé l’équipage aux soins fraternels des bons habitans du village de Nenoksa[1], désigna pour raccompagner cinq ou six hommes choisis, et s’abandonna entièrement à la conduite de ses guides. Du monastère de Saint-Nicolas, situé en face de Rose-Island (l’île Jagry), au monastère de Saint-Michel, près duquel devait bientôt s’élever Arkhangel, on compte 20 milles marins environ. Il y en a près de 30 entre le couvent de Saint-Michel et Colmogro. Une barque de 20 tonneaux, que dirigeaient cinq ou six mariniers, franchit ces 50 milles en moins de trois jours. Colmogro n’était pas, comme Nenoksa, un village, près duquel on eût pu passer sans se douter que des hommes respiraient au fond de ses taupinières. Colmogro était une ville, s’il est permis de se figurer quelque chose qui mérite ce nom dans la rude contrée affectée par Sébastien Cabot à la résidence des « Scricfini. » Tous les ans, le jour de la Saint-Nicolas, on y tenait un marché célèbre où ne manquaient jamais d’accourir les sauvages chasseurs de morses que les cosmographes de l’époque nous représentent « vivant de poisson cru sur les bords du Lacus Albus. » De Colmogro partaient, dès les premiers jours de l’hiver, le sel et le poisson salé destinés à l’approvisionnement de Novgorod, de Vologda, de Moscou. Le parcours total, suivant la déclaration des guides, ne pouvait être estimé à moins de 1,500 verstes[2], — 860 milles marins environ. — Les Anglais n’avaient pas accompli le quart de ce trajet qu’ils rencontrèrent le messager dont ils avaient, pendant plus d’un mois, attendu le retour. Ce messager s’était tout simplement égaré en revenant de Moscou à travers les boues de l’automne. Il avait par bonheur soigneusement préservé, au milieu de toutes ses vicissitudes, les lettres que lui avait confiées le tsar. Ivan IV invitait les honnêtes étrangers, dont il venait d’apprendre l’apparition soudaine et les procédés pacifiques, à se rendre sans perdre de temps à sa cour ! Des chevaux de poste leur seraient gratuitement fournis. Si les Anglais reculaient devant les fatigues d’un pareil voyage, l’empereur autorisait dès ce jour ses sujets à commercer avec eux. A l’effet que produisit sur les Russes la seule exhibition du sceau impérial, Chancelor put juger du pouvoir absolu d’Ivan Vasilévitch et apprécier l’incroyable ascendant que son nom redouté exerçait jusque dans les parties les plus reculées de

  1. Leo village et le port de Nenoksa se trouvent à 20 milles dans l’ouest du monastère de Saint-Nicolas. Plus habiles encore que nous ne le sommes nous-mêmes à défigurer les noms étrangers, les Anglais ont appelé ce village russe le village de Newnox.
  2. La verste russe est de 1,067 mètres. Le mille marin de 1,852.