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compromises, lorsqu’un crime fit passer le pouvoir aux mains du vice-président Johnson. Celui-ci n’avait ni l’autorité morale, ni la prudente fermeté, ni l’habileté de Lincoln, et son origine, qui le rattachait aux états du sud, le rendait suspect aux populations du nord. Or chaque renouvellement électoral augmentait dans les deux chambres du congrès l’ascendant de la fraction la plus ardente du parti républicain, à qui le rétablissement de l’unité fédérale ne suffisait pas, et qui voulait faire sortir de la guerre l’abolition de l’esclavage. Un même sentiment d’irritation animait les populations du nord, exaspérées par les sacrifices d’hommes et d’argent que la guerre entraînait, et les populations de l’ouest, à qui la création d’une confédération du sud aurait fait perdre la liberté de la navigation du Mississipi jusqu’à la mer. Aux unes et aux autres, il fallait la certitude que de si longs et si douloureux efforts n’auraient pas été faits en pure perte, et par conséquent la destruction de toute force de résistance chez leurs adversaires, pour que le sud fût hors d’état, soit de recommencer jamais la lutte, soit même de recouvrer son ancien ascendant sur les affaires de la confédération.

De ce sentiment sortirent les modifications apportées à la constitution fédérale, les conditions rigoureuses imposées pour la réorganisation intérieure des états du sud et leur réintégration dans l’union, la suppression temporaire de leur autonomie, remplacée par des gouvernemens militaires, et la mise hors la loi de la population blanche presque tout entière. Toutes ces mesures trouvèrent dans le général Grant un exécuteur rigoureux et implacable qui apporta dans l’application des mesures votées par le congrès la rigidité dont il avait fait preuve dans le rétablissement de la discipline militaire. A l’inflexibilité du soldat, esclave de la consigne, se joignait, chez ce méthodiste ardent, le fanatisme du sectaire.

Appelés tout à coup à l’égalité avec les blancs, et investis de tous les droits politiques, les noirs se trouvaient comme un troupeau sans maître et sans conducteur. Il avait été plus facile de leur conférer les prérogatives électorales les plus étendues que de leur en apprendre l’usage et le prix. Alors accoururent, du nord et de l’ouest, avec quelques philanthropes animés d’intentions sincères et désintéressées, une foule d’aventuriers qui se chargèrent d’initier les nègres à la vie politique. N’ayant pour tout avoir qu’une Bible et un peu de linge dans un sac de voyage, ils pouvaient, comme le sage de l’antiquité, affirmer qu’ils portaient tout avec eux. Tous se présentaient aux noirs comme des libérateurs, des guides et des protecteurs. Les plus modestes se contentèrent d’être prédicans, maîtres d’école, inspecteurs et commissaires de l’instruction publique. Les plus avisés se firent élire aux fonctions politiques, aux