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d’avocat, conseiller l’héritière dans un cas difficile. On a découvert tardivement l’existence d’une concession faite jadis au vieux Salvatierra, concession qui, comme le reste de ses biens, doit revenir à sa fille, mais un acte postérieur attribue, par une confusion qui n’est pas sans précédens, ce même point des sierras à un certain docteur Devarges. Il y a matière à procès. Poinsett est introduit auprès de sa cliente, une ravissante jeune femme, métisse évidemment, à en juger par son teint, mais dont les traits d’une délicatesse toute européenne et la voix harmonieuse, qui donne un charme particulier au dialecte castillan, pénètrent Arthur d’un trouble inexplicable. Nous préférons le dire tout de suite, bien que le lecteur de Gabriel Conroy ne fasse cette découverte que vers le milieu du second volume, — la jolie fille de couleur n’est autre que Grâce, qui, délivrée d’un enfant mort, est restée au presidio. Elle croit que son frère et sa sœur n’existent plus, elle se juge abandonnée par son amant, elle n’a désormais qu’un désir : cacher au monde entier son incurable douleur et jusqu’à la moindre trace de son passé. Don Juan Salvatierra sert ses projets en la reconnaissant pour sa propre fille, née d’une princesse indienne, qu’il a fait élever jusqu’à l’âge de quatorze ans dans une lointaine mission. Pour mieux soutenir cette fable, Grâce se laisse laver tous les jours avec le jus du yokoto, dont l’effet est de donner à la peau un ton de bronze. Cette situation est assez absurde, mais Bret Harte en a tiré bon parti. Poinsett s’attarde au rancho auprès de l’aimable métisse élégante et cultivée dans la personne de laquelle il n’a garde de reconnaître Grâce. Il se défendra de devenir amoureux : M. Poinsett est toujours maître de lui et suffisamment blasé ; les aventures galantes paraissent avoir été nombreuses dans sa vie. Il a compté autrefois parmi les adorateurs de celle qui est devenue Mme Conroy, et il cède sans scrupule, dans le moment même, aux coquetteries d’une veuve piquante, doña Maria Sepulvida ; mais dans l’atmosphère poétique et recueillie qui entoure la jeune recluse de la Sainte-Trinité, ce sceptique sent son cœur se dilater et déborder de sympathie. Une confiance irrésistible l’entraînant, il racontera l’histoire de ses premières amours à Dolorès. Il la verra touchée, prête à se trahir ; ce sentimental épisode, délicatement effleuré, a le cadre le plus gracieux, il se passe dans une de ces riantes maisons à vérandahs fleuries sous lesquelles se balance un hamac de Manille, tandis que la fumée des cigarettes se mêle aux parfums d’une végétation digne des tropiques. Des troupeaux sans nombre paissent l’immense étendue d’herbages, donnant à la campagne une apparence pastorale ; toutes les pompes catholiques et espagnoles resplendissent dans la vieille église où une vierge en mantille et en