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Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 17.djvu/318

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s’en faire une idée juste par quelques renseignemens épars, et les opinions européennes que nous renvoient les échos de la presse attestent généralement de profondes méprises. Tandis qu’aux yeux de certaines personnes le Japon demeure encore un pays à demi chimérique, bizarre et plongé dans la barbarie, d’autres, prenant à la lettre les réclames dont on accompagne chacun de ses progrès réels ou supposés, le regardent volontiers comme entré définitivement dans le concert des peuples civilisés. Cependant, sous les différences de race et d’habitudes, on retrouve ici les hommes ce qu’ils sont ailleurs, bons et mauvais à la fois, cupides et généreux, intelligens quand l’orgueil ne les aveugle pas ; on voit se présenter les mêmes crises sociales et politiques, les mêmes problèmes économiques ; les manières changent, les mobiles restent, et la féerie s’évanouit devant une réalité très positive. Mais, s’il n’est plus permis de reléguer le Japon parmi les nations réfractaires aux réformes, il ne faut pas oublier que ses facultés, sous ce rapport, se sont encore peu exercées et qu’il a une longue carrière à parcourir avant d’atteindre le but qu’il se propose, c’est-à-dire une civilisation identique à celle de l’Occident. C’est une métamorphose complète qu’il a entreprise. Tandis que la Chine, au contact forcé de l’Europe, reste fidèle à ses vieilles traditions politiques, morales, administratives, et se promet d’arrêter à ses portes le flot dévastateur des coutumes étrangères, son voisin prétend dépouiller tout d’un coup la coque orientale où il a dormi durant vingt siècles et en sortir rajeuni pour se mêler aux peuples modernes. Après avoir essayé, dans de précédentes études, d’esquisser les caractères de la race à laquelle est proposée cette étrange transformation, nous voudrions la considérer au cours même de ce travail extraordinaire, marquer les pas faits en avant, les difficultés qui retardent ou arrêtent la marche, dire l’action qu’exerce sur le développement national la situation financière, économique, commerciale, politique, enfin les espérances ou les inquiétudes que l’état des esprits ou des ressources permet de concevoir pour l’avenir.


I

Un voyageur qui, après dix ans d’absence, reviendrait aujourd’hui à Yeddo, aurait quelque peine à reconnaître, sous son nom moderne de Tokio, l’ancienne capitale. Ses yeux seraient frappés çà et là par des constructions de formes exotiques, des cheminées d’usines, des étalages de marchandises étrangères, des travaux de toute sorte, accomplis suivant des règles et pour des fins inconnues à l’ancien Japon, et, tandis qu’à son départ la diplomatie européenne était obligée d’employer la menace et de suivre de longues