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rame, et, après quatre heures de cette lente traversée, nous touchâmes à l’île, au fond d’une petite baie dont les rives formées de roches blanches éclatantes comme du marbre se reflétaient dans les flots. Je descendis à terre, et je gravis les premiers blocs de pierre qui me cachaient l’île : incertain du côté vers lequel je devais me diriger, déjà accablé par la chaleur, j’écoutais, bien près de suivre leur conseil, les matelots qui me criaient encore de revenir à Aigion avec eux, le soir. La honte me retint, et j’avançai droit devant moi sans tourner la tête. — L’île était moins aride qu’elle ne le paraissait de loin : des buissons de houx, des aloès relevaient la monotonie de cette terre grisâtre et desséchée. La côte de Roumélie m’était cachée par une colline dont la crête s’étendait en face de moi de l’est à l’ouest, mais après une demi-heure de marche j’en avais gravi le sommet ; un point de vue charmant et qui me saisit, s’étalait à mes pieds.

Autant le versant que je venais de traverser était sec et aride, autant l’autre, protégé contre les rayons du soleil par la grande ombre des montagnes de Roumélie, m’apparaissait luxuriant et fertile. Un bras de mer étroit, sombre et dont les rives semblaient fraîches serpentait entre la côte et le rivage de l’île dentelé de caps, d’anses et de ports découpés comme des miniatures. Un petit lac dormant, pâle à côté du bleu du golfe, gisait à mes pieds, dans un vallon, entre la colline et une seconde côte qui s’avançait au nord jusqu’à la mer ; un troupeau nombreux de moutons, de chèvres, de jeunes chevaux et, spectacle nouveau pour moi, de bœufs tout blancs, courts et trapus, comme ceux que l’on retrouve sur les bas-reliefs anciens, paissait au bord de l’eau. Des arbres, de vrais arbres, poussaient vers le ciel leurs tiges droites et hautes, leurs têtes verdoyantes ; sur le dos de la côte entre le lac et le bras de mer, tout autour d’un petit port, des maisons basses, crépies à la chaux, couvertes de toits de chaume et de pierres plates animaient ce site pittoresque.

Des hommes en costume grec de flanelle blanche et des femmes, la tête surmontée d’une serviette gracieusement nouée, allaient et venaient, les uns portant de chaque bras des bottes épaisses de paille, ou battant du seigle, les autres suspendant aux arbres ou à de grands pieux fichés en terre le linge qu’elles venaient de laver. — Je m’arrêtai confondu, étonné ; depuis neuf mois que j’étais en Grèce, jamais pareil spectacle ne s’était offert à ma vue : c’était la paix, le travail, l’antique richesse des champs, c’était une population vivante, heureuse ; je me croyais transporté dans un autre monde. Combien de fois ne me suis-je pas rappelé depuis cette vie calme de quelques familles que la terre et la civilisation semblent