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deux préféraient en ce moment des plaisirs plus calmes et surtout le repos ; ils résistèrent et vinrent me rejoindre. La petite troupe n’en continua pas moins ; ses cris et ses chants remplirent bientôt tout le village.

Nous étions rentrés, et de la fenêtre je ne les perdais pas des yeux ; le mouvement de la danse, la chaleur du feu et le bruit même qu’ils faisaient augmentaient leur ivresse, que de trop fréquentes libations avaient déjà commencée. Le rhythme du chant irrégulier, sans cesse interrompu par de grossiers éclats de rire, retardait ou arrêtait leurs pas ; souvent l’un d’eux tombait, ou bien, sautant en poussant un cri aigu, empêchait les autres de danser. C’était une gaîté répugnante, le commencement d’une orgie. Je considérais à la fois cette troupe de soldats bandits et les quelques paysans indigènes qui formaient cercle autour d’eux. Certes tous ces misérables se montraient les dignes descendans de leurs ancêtres les Locriens-Ozoles : paresseux, insoucians, grossiers, cruels, voleurs même, ils n’avaient aucune des qualités qui rendent un peuple aimable ; mais on sentait du moins vibrer chez eux des sentimens correspondans aux nôtres : ils parlaient de leur pays, de leurs enfans, de leur famille, de leur religion, et leur naturel s’adoucissait dans la conversation. Chez ces soldats, au contraire, je ne découvrais qu’un orgueil stupide, tel qu’on ne saurait se l’imaginer ; paresseux en outre, et, plus que les autres, ignorans, malpropres, honteusement vicieux, ils sont les seuls hommes en Grèce que j’aie vus ivres, et leur ivresse est horrible. L’armée grecque d’ailleurs ne saurait être comparée en rien à ces compagnies franches, laissées sans surveillance dans les montagnes, et qui forment un corps tout spécial.

La femme de mon hôte nous avait apprêté durant ce temps le repas du soir ; comme les soldats retombés à terre commençaient à couper en morceaux leur rôti, elle m’appela de mon côté, et nous fîmes notre dîner au bruit des vociférations dont retentissait tout le village. Quand nous sortîmes, la troupe nous apparut plus nombreuse et la petite place plus encombrée. Les paysans, attirés par les chants des soldats et l’odeur du chevreau, étaient venus un à un les rejoindre. On faisait cercle autour de chaque soldat, et on les écoutait conter leurs galans exploits et débiter leurs rodomontades. L’un s’écriait tout haut qu’il avait tué quatre klephtes avec son bon fusil et qu’il leur avait coupé la tête. Un autre serrait le bras d’un paysan tremblant d’effroi et le regardant les yeux dans les yeux : Moi, je ne crains personne, et quand j’ai bu seulement un verre de raki, je me battrais seul contre dix. Le plus vieux parlait de ses amours. « Et la petite Catina de Galaxidi, mon âme, tu ne la