Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 17.djvu/473

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

danseurs se trouvait tout à coup seul, éclairé d’une lueur éclatante. Il y avait là quelque chose d’infernal, et, tandis que mes yeux suivaient fascinés cette longue grappe d’hommes, mon imagination y croyait voir des démons plutôt que des êtres humains.

Enfin l’un d’eux tomba, puis un autre ; et la moitié des danseurs épuisés restèrent sur place et s’endormirent là, pêle-mêle, à la belle étoile. Quelques instans encore, les flammes mourantes du feu les distinguèrent les uns des autres ; bientôt tout se confondit, et les rayons argentés de la lune éclairèrent seuls dans le silence de la nuit ce singulier sommeil. Mes deux palikares n’avaient pas résisté à l’attrait de cette fête, et s’étaient mêlés après le dîner à la danse commune. L’un d’eux rentra et s’étendit par terre sans me parler ; je me couchai moi-même pour retrouver les tourmens de la veille. Le matin, la place était vide ; les soldats étaient repartis et les cendres seules de leur feu me rappelaient encore leur passage et mes impressions de la soirée.

J’aurais voulu pousser mon excursion plus avant en Locride ; mais il n’y avait pas d’habitation aux environs de Maradja vers le nord, qui fût à moins d’une journée de marche. Je me décidai à redescendre vers la mer, et je dus croire sur parole mes guides, qui m’affirmèrent que tous les villages des montagnes de Roumélie ressemblaient au leur. J’annonçai donc mon projet de retourner à Trîsonia, et je fis mes adieux à Maradja en répétant encore aux compagnons qui étaient venus saluer mon départ, que je ferais en sorte de revenir le plus tôt possible et mieux équipé. Une petite troupe me conduisit à un mille du chorio (village) ; on me donna un guide, chacun me souhaita bon voyage, prompt retour, et je pris congé de ces braves hôtes dont j’avais tant redouté la cupidité, et qui me laissaient partir sans vouloir accepter un lepton pour prix de leur hospitalité.

Coupant en ligne droite et laissant le sentier, nous nous engageâmes à travers la montagne, et je ne tardai pas à perdre de vue les maisons et les arbres du village. Mon guide, jeune et vigoureux palikare à la moustache blonde, me conduisait, sautant d’une roche à une autre, descendant à pic tantôt sur les pierres brûlées, tantôt à travers de profondes forêts silencieuses, inexplorées, encaissées dans des vallées étroites où la lumière ne pénétrait jamais, telles encore que les décrit Thucydide quand il rapporte la désastreuse expédition de Démosthène contre les Etoliens, « les soldats se jetèrent dans des fondrières infranchissables,… où ils trouvèrent la mort ; — la plupart des Athéniens s’engagèrent dans une forêt des plus épaisses : les ennemis l’environnèrent et y mirent le feu… » Comme les hommes, la montagne est demeurée la même ; c’était