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COUSIN ET COUSINE.

mandez-vous un dîner de Gargantua. N’oubliez pas de demander une bouteille de vin de Bordeaux, que je vous prie de boire à mon immortelle santé.

M. Rawson se redressa et reçut le don sans témoigner aucune surprise ; mais il avait les nerfs d’un gentleman. Je vis trembler le bout de ses doigts, tandis que sa main pressait convulsivement cette aubaine inattendue.

— Ce sera du Chambertin ! dit-il en soulevant son chapeau avec un geste spasmodique, et l’instant après la porte de la taverne se referma sur lui.

Serle retomba dans une espèce de torpeur. Rentré à l’hôtel, je l’aidai à se coucher. Le lendemain il resta plongé dans une somnolence de mauvais augure. Le médecin, dont les visites étaient fréquentes, déclara que le malade n’avait plus longtemps à vivre. Au moment où le soleil commençait à baisser, il se réveilla et regarda autour de lui d’un air égaré.

— Ma cousine ! ma cousine ! n’est-elle pas venue ? demanda-t-il.

C’était la première fois qu’il parlait d’elle depuis notre visite à Locksley-Park.

— Je devais l’épouser, reprit-il au bout d’un instant. Le beau rêve ! Ce jour-là m’a fait l’effet d’un poème, des heures rimées ! Seulement le dernier vers n’est pas sur ses pieds. Marguerite est si douce et si bonne que son contact aurait suffi pour me guérir de ma folie. Voulez-vous m’obliger ? Écrivez trois lignes, trois mots : « Adieu ; ne m’oubliez pas ; soyez heureuse… » N’est-il pas étrange, continua-t-il après une longue pause, qu’un homme dans ma position souhaite quelque chose ? Quelle farce que notre existence ! J’ai assisté au repas d’un assassin que l’on allait pendre et qui a déjeuné avec plus d’appétit que je n’en ai jamais eu. Ma vie ne tient plus qu’à un fil, un fil de la Vierge qu’un souffle brisera, et pourtant je désire. Je voudrais la voir. Aidez-moi, et je mourrai en paix.

Une demi-heure après, j’envoyai à tout hasard cette dépêche à miss Serle : « Votre cousin est mourant. Il demande à vous voir. » Je doutais qu’elle eût le courage de se rendre à ce triste appel, mais je croyais remplir un devoir. Le lendemain, la faiblesse du malade avait tellement augmenté que je regrettai de n’avoir pas hésité avant d’expédier ce cruel message. Depuis le matin il n’avait prononcé que des paroles sans suite ; vers le soir, il parut retrouver de nouveau un peu de force et se mit à causer d’une façon plus intelligible, bien qu’il confondît parfois les souvenirs des dernières semaines avec ceux d’un passé déjà lointain.

— À propos, dit-il en se redressant tout à coup dans son lit, et mon testament ? J’ai peu de chose à laisser, mais enfin j’ai quelque chose.