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immenses solitudes où il promène de pacage en pacage ses troupeaux.

Depuis quatre-vingt-deux jours Jenkinson est en route ; il ne tardera pas à déboucher avec le Volga dans la mer Caspienne. Le 14 juillet 1558, il passe devant le vieux château qui fut jadis le château d’Astrakan, le laisse sur la droite et va débarquer au pied de la nouvelle ville, de la ville qu’Ivan IV a conquise en 1552. Jenkinson estime avoir parcouru, depuis son départ de Moscou, 600 lieues anglaises environ, presque autant pour venir du fond de la Mer-Blanche à la capitale. Les Russes, dont il est devenu à Nijni-Novgorod le compagnon, font un autre calcul : ils évaluent la distance qui sépare le monastère Saint-Nicolas de la mer Caspienne à 3,980 verstes, — 4,246 kilomètres[1]. — Tout cela, c’est l’empire d’Ivan Vasilévitch : Ivan l’a reçu vaste, il le rendra immense à ses successeurs. C’est par milliers de verstes que désormais il accroît ses domaines. De Vasiligorod à la mer Caspienne, de la Vitchegda au fleuve Oby, il y aurait place dans la vieille Europe pour trois ou quatre royaumes. Peu s’en fallut qu’Ivan n’ébréchât son glaive sur les murs défendus par la Horde-d’Or ; il n’a eu besoin que de le brandir pour conquérir la province d’Astrakan et la terre des Samoïèdes. Ce ne sont pas seulement les grandes qualités des souverains qui font les grands règnes ; ce sont aussi les circonstances au milieu desquelles éclôt leur pouvoir. Le grain confié à la terre ne peut germer avant la saison.

La ville d’Astrakan a été bâtie sur la pente d’une colline, dans une île du Volga. Au centre de la ville s’élève, suivant la coutume, une forteresse, seconde enceinte de bois et de terre, car la ville a, comme la forteresse, son rempart. Quelques milliers de huttes sales et enfumées se pressent autour d’un édifice d’assez belle apparence ; c’est dans cet édifice qu’habite le gouverneur. Quant à l’île, elle n’offre au regard ni bois, ni pâturages, ni champs mis en culture. Sur le territoire d’Astrakan, on manque absolument de viande et de pain. Le poisson sec, en revanche, y abonde. L’air est infecté de l’odeur des esturgeons pendus dans les rues et jusque dans l’intérieur des maisons. Tous ces poissons, séchant au soleil, attirent une telle quantité de mouches que jamais rien de pareil ne s’est vu en d’autres pays. La ville, en outre, est remplie de mendians, l’île est couverte de monceaux de cadavres qui gisent sans sépulture. La famine et la peste, ces deux fléaux dont nous avons déjà mentionné les ravages, ont chassé de la terre des Nogaïs des tribus entières de Tartares. Ces malheureux sont venus offrir leur soumission à l’empereur. Leur soumission a été acceptée, mais l’empereur ne

  1. Les géographes modernes diminueront ce chiffre à peu près de moitié. Si l’on fait abstraction des détours, il ne faudra compter que 2,270 kilomètres entre Arkangel et Astrakan, 1,020 d’Arkangel à Moscou, 1,250 de Moscou à la mer Caspienne.