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Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 17.djvu/706

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intéressante, et l’Europe serait heureuse d’avoir le mot d’un imbroglio qui excite à la fois et déroute sa curiosité. Elle avait cru s’apercevoir que les insurgés bosniaques étaient des Serbes déguisés ; elle se demande maintenant si les Serbes de Belgrade et de Deligrad sont de vrais Serbes et ce qu’elle doit penser de leur armée soi-disant nationale, où du jour au lendemain tout le monde, officiers et soldats, s’est mis à parler russe. En vérité, ce qui se passe entre le Danube, la Drina et le Timok ressemble trop à une tragi-comédie, à une burlesque et sanglante mascarade ; on craint à tout moment de s’y tromper et de prendre un visage pour un masque ou un masque pour un visage.

Les bachi-bozouks sont des bêtes féroces, et certains pachas sont profondément pervers ; mais il n’est pas plus dangereux de tomber sous la coupe ou sous le couperet des bachi-bozouks et de certains pachas que de conclure un traité avec cette puissance occulte qu’on appelle un comité secret, révolutionnaire et panslaviste. « Les gouvernemens de ce siècle, disait l’autre jour lord Beaconsfield, n’ont pas affaire seulement aux gouvernemens, aux empereurs, rois et ministres ; ils ont à compter aussi avec les sociétés secrètes, qui peuvent mettre à néant toutes leurs combinaisons, qui ont des agens partout, des agens sans scrupule, lesquels poussent à l’assassinat et ne craignent pas, quand cela leur convient, de provoquer un massacre. » Les princes qui font alliance avec les comités pour satisfaire leur ambition s’en mordent souvent les doigts. Au moyen âge, les ambitieux donnaient leur âme au diable pour entrer en possession du trésor ou de la couronne qu’ils convoitaient. Un jour ou l’autre, quelqu’un venait frapper à leur porte ; c’était leur redoutable compère, l’homme noir, qui voulait être payé. Les comités panslavistes sont comme le diable, ils ne laissent jamais passer le jour de l’échéance sans présenter leur facture. Le prince Milan en sait quelque chose ; le fatal étranger, l’homme noir ou blond, car la couleur ne fait rien à l’affaire, lui a fait sentir que, prince ou roi, il n’est plus son maître et que le général Tchernaïef règne à cette heure en Serbie. Nous souhaitons que le prince Milan réussisse à se dégager de la trame funeste où sa liberté s’est laissée prendre comme une mouche dans une toile d’araignée ; mais l’effroyable catastrophe que les sociétés secrètes ont attirée sur la Bulgarie peut-elle être réparée ? Par leurs promesses, par leurs menace ? , par leurs mensonges, des émissaires sans conscience sont parvenus à soulever d’innocentes et paisibles populations, moins désireuses de conquérir leur affranchissement politique que d’obtenir des gages pour leur sécurité, et prêtes à s’accommoder de leur sultan, si leur sultan les protège contre les exactions de leurs pachas. On leur a persuadé que leur vie et leurs biens étaient en danger, que les Russes accouraient pour les défendre, et on les a conduites à la boucherie. Les pêcheurs en eau trouble ont péché cette fois dans le sang. M. Baring a raison de dire dans son rapport que, si les crimes des bachi-bozouks et des