ces trois langues. — Il est impossible, réplique Jenkinson, qu’un si grand souverain ne trouve pas dans l’étendue de ses vastes domaines des gens de toutes les nations pour interpréter les lettres qu’il reçoit. » Sans insister, le sophi passe incontinent à un autre sujet. Il interroge Jenkinson sur la situation des divers états de l’Europe, sur la puissance de l’empereur d’Allemagne, du roi Philippe II, du Grand-Turc. « Quel est le plus puissant de ces trois monarques ? » À cette dernière question, Jenkinson se recueille. Réflexion faite, il croit devoir répondre d’une façon évasive, « ne dépréciant pas trop le Grand-Turc, à cause de l’alliance récemment conclue. » Mais voici le sujet délicat qui approche.
Le sophi va subitement passer de la politique à la religion. « Jenkinson est-il un giaour, c’est-à-dire un mécréant, ou un serviteur de Mahomet ? — Je ne suis ni un mécréant, ni un mahométan, répond Jenkinson ; je suis un chrétien. » À ces mots le sophi s’est brusquement tourné du côté du roi de Géorgie. Chrétien lui-même, le roi de Géorgie a été récemment attaqué par le Grand-Turc et a dû chercher un asile auprès du shah de Perse. « Un chrétien, dit le roi, est celui qui croit en Jésus-Christ, qui affirme que Jésus est le fils de Dieu et le plus grand des prophètes. — Est-ce là ta croyance ? demande à l’inébranlable Anglais le sophi. — Oui, c’est ma croyance. » Ni le cœur ni la voix de Jenkinson n’ont tremblé. L’envoyé d’Elisabeth, en cette occasion solennelle, ne voudrait pas plus renier son Dieu que sa reine. « Ah ! tu es un infidèle ! s’écrie le sophi. Eh bien, apprends que nous n’avons pas besoin ici de l’amitié des infidèles. » Et d’un geste impérieux, Shah-Tamasp fait comprendre au giaour qu’il peut se retirer. « Je fus bien aise, nous avoue Jenkinson, d’en être quitte à ce prix. Je fis ma révérence et m’en allai, accompagné d’autant de gentilshommes qu’il y en avait eu chargés de m’introduire. Derrière moi marchait un Persan portant un bassin plein de sable. Du pied du trône jusqu’à la porte de la cour extérieure il jeta de ce sable pour effacer la souillure de mes pas. »
S’il se proposait de rassurer les Turcs et de leur faire oublier ses velléités d’alliance avec la Russie, Shah-Tamasp, on en conviendra, n’avait pas laissé de jouer avec assez d’habileté son rôle. Il ne suffisait pas cependant d’avoir repoussé avec indignation la main impure des Francs, il fallait savoir quels étaient au fond leurs projets. Le sultan et le sophi avaient tous deux une revanche à prendre contre les Portugais qui se maintenaient obstinément à Diù et à Ormuz. Les galères expédiées de Suez avaient été détruites, les janissaires, jusque-là invincibles, exterminés. Les Portugais étaient un grand peuple. Pour le sophi il n’existait que deux sortes de giaours : Les Francs et les Russes. Les Francs étaient ce peuple