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Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 17.djvu/948

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Elle a laissé le sentiment populaire s’engager dans cette aventure serbe et s’exalter pour la guerre sainte contre les Turcs. Elle a cru pouvoir accepter une sorte de complicité par l’intervention de ses volontaires, officiers et soldats, quittant par bandes, avec des congés réguliers, les rangs de l’armée pour aller combattre en Serbie. Elle a tout permis, de telle sorte que l’empereur Alexandre II, qui est évidemment aujourd’hui en Russie le représentant le plus sincère et le plus décidé de la paix, se trouve pressé par un mouvement qu’on a eu tout au moins l’imprudence de ne pas contenir, d’abandonner à lui-même ; c’est la difficulté de la position du tsar.

Quelle que soit cependant la puissance de l’opinion même dans l’empire russe, « la réflexion et la sagesse » gardent sans nul doute leur autorité dans les conseils de Saint-Pétersbourg, à Livadia, où se trouve en ce moment la cour du tsar. Que pourrait gagner la Russie à se jeter dans la redoutable aventure où des passions aveugles se flattent peut-être encore de l’entraîner ? En protégeant les populations slaves, elle n’a jamais voulu, elle ne veut pas favoriser la création de royautés nouvelles, d’états nouveaux. Elle a ses traditions sur ce point comme sur bien d’autres, et on peut se souvenir d’un mot de M. de Nesselrode au lendemain de cette guerre de 1828, qui ne laissait pas d’être, elle aussi, un coup de tête. M. de Nesselrode se tenait pour satisfait d’une victoire d’influence morale, d’une démonstration de puissance ; il désavouait la pensée de « toute combinaison nouvelle qui, disait-il, nous aurait forcés soit à trop étendre nos domaines par des conquêtes, soit à substituer à l’empire ottoman des états qui n’auraient pas tardé à rivaliser avec nous de puissance, de civilisation, d’industrie et de richesse… » Ce que la Russie disait en 1829 dans le secret d’une dépêche tout intime, elle le pense encore aujourd’hui ; elle n’aidera pas probablement à faire un royaume pour le prince Milan ; — c’est bien assez de la Grèce, disait autrefois l’empereur Nicolas. La Russie se déciderait-elle à jouer la partie pour elle-même, à risquer l’aventure dans un intérêt d’ambition, et ne reculerait-elle plus désormais devant l’idée « d’étendre ses domaines par des conquêtes ? » La difficulté serait bien plus grave. C’est alors que la question se poserait de nouveau comme M. de Ségur la posait il y a un siècle, comme elle s’est toujours posée dans les phases critiques des affaires d’Orient.

On a beau s’ingénier, l’alliance entre Saint-Pétersbourg et Berlin peut être aussi intime qu’on le voudra, l’Allemagne ne pourrait certainement se prêter à des combinaisons qui livreraient les bouches du Danube à la puissance russe. L’Autriche ne pourrait se résigner sans périr ; elle s’attacherait plus que jamais à sa politique de préservation, et si la mission récente du comte Soumarokof à Vienne avait pour objet d’entraîner le cabinet austro-hongrois dans des interventions ou des occupations con-