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Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 17.djvu/958

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compatissant, quand il a fait connaissance du triste fiancé. Véra, de son côté, semble ne pas l’apercevoir. C’est le babil indiscret du jeune Fédia qui rompt la glace : « Et je lui ai dit, ma bonne sœur, que vous êtes une beauté chez nous, et lui m’a répondu : — Qu’est-ce que ça me fait ? — Et moi, ma bonne sœur, je lui ai dit : — Mais tout le monde aime les beautés. — Et il a repris : — Tous les imbéciles les aiment. — Et moi j’ai dit : — Et vous, est-ce que vous ne les aimez pas ? — Et il m’a répondu : — Je n’ai pas le temps. — Et moi, je lui ai dit, ma bonne sœur : — Ainsi vous ne voulez pas faire la connaissance de Vérotchka ? — J’ai beaucoup de connaissances sans elle, m’a-t-il répondu. » Il y arrive cependant, le philosophe ; il découvre dans la jeune fille une victime de la tyrannie maternelle, il fait vœu de la délivrer, il cherche avec elle un moyen. Véra sait chanter ; ne pourrait-on pas en faire une actrice ? Elle sait le français et l’allemand, Lopoukhof d’ailleurs a complété son instruction en lui donnant à lire l’Essence de la religion de Feuerbach et la Destinée sociale de Victor Considérant ; ne pourrait-on pas lui trouver une place d’institutrice, de gouvernante ? Ils parlent d’ailleurs de ces projets si froidement, leur entretien est si glacial, et l’un l’autre ils se reprennent avec une ironie si méprisante toutes les fois que la conversation menace de s’égarer au-delà des considérations d’intérêt, qu’ils déjouent la perspicacité de Maria Alexievna elle-même. « Quel jeune homme sage, positif, noble, dirais-je ! Quelles règles prudentes il inspire à Vérotchka ! » Cependant les démarches de Lopoukhof échouent. C’est un obstacle aujourd’hui, demain c’en est un autre. Véra se sent défaillir ; pour se soustraire au mariage qui la menace, elle ne voit plus que le suicide ; elle va « s’aphyxier, comme dit le traducteur, à la manière des jeunes filles de Paris, » quand Lopoukhof reparaît comme un sauveur, et, poussant le dévoûment jusqu’au bout, lui propose de l’enlever et de l’épouser. Ici la déclaration la plus étrange et la scène d’amour la plus singulière, Véra faisant ses conditions, stipulant « une chambre neutre, » réservant son indépendance, et Lopoukhof se demandant : « Comment ferai-je pour éteindre en elle ce sentiment nuisible de la reconnaissance qui lui serait à charge ? » — Vous calculez de bien loin, ô Lopoukhof, vos scrupules font voir trop de délicatesse ; laissez faire au temps, et vous vous étonnerez vous-même avec quelle facilité votre élève rejettera le fardeau de reconnaissance.

Ils se marient donc et commencent à vivre ensemble à la manière de « deux familles qui prendraient par économie un appartement commun. » Le lecteur se souviendra peut-être qu’il a vu l’hiver dernier cette même situation sur la scène, et dans le cocher des Danichef un fort bon modèle de cette folie de renoncement qu’en vérité nous serons bientôt tentés de prendre pour un trait du caractère russe. Lopoukhof donne des leçons et tient des écritures, Véra monte une espèce d’atelier coopératif de modes et de couture, tout enfin irait au mieux dans le meilleur