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et demi plus tard, quand un ennemi commun, la maison d’Autriche, surgissant à l’improviste, eut fatalement rapproché le roi très chrétien du chef de l’islamisme. Dans cet événement, il ne faut pas voir, avec la plupart de nos historiens, la sécularisation de la politique française. Il y aurait là un étrange anachronisme. Oublie-t-on que le roi d’Espagne s’unissait à la même époque avec le shah de Perse, un autre mécréant, et que des papes, Alexandre VI et Jules II par exemple, ne dédaignaient pas les secours du Grand-Turc lui-même pour combattre victorieusement des princes chrétiens?

Quand les Turcs s’établirent dans la péninsule des Balkans, une des puissances occidentales, une seule, s’efforça de les refouler en Asie, et cette puissance fut la France. Elle fit, dans cette intention, la plus sanglante et la plus inutile des croisades, celle de Nicopolis, égarée à la fin du XIVe siècle. C’était s’y prendre un peu tard. Nos guerres contre les Anglais ne nous avaient pas permis d’arriver à temps. L’année 1356, où nous essuyâmes le désastre de Poitiers, avait vu le débarquement des Turcs sur la plage de Gallipoli; l’année 1360, tristement célèbre par le honteux traité de Brétigny qui démembrait la mouvance française, avait été au contraire très glorieuse pour les Turcs ; ils s’étaient fixés à Andrinople, menaçant à la fois l’empire grec et les principautés danubiennes. C’est trente-six ans après ce dernier événement, lorsque déjà la Serbie gisait sanglante et mortellement frappée à Cossovo, au fameux Champ des Merles, qu’arriva Jean sans Peur avec l’élite de la noblesse de France, de Flandre et de Bourgogne. Froissart a raconté d’une façon frappante cette expédition, qui rappelle bien celles de Crécy et de Poitiers. L’Amorabaquin, c’est ainsi qu’il désigne Bajazet l’Eclair, fils d’Amurath, fit égorger presque tous les survivans; il n’épargna que ceux dont il espérait une forte rançon. Après deux ans de captivité à Brousse, Jean sans Peur revint en France. Il répétait partout les paroles de son farouche vainqueur : « Je suis né pour les armes et pour conquérir le monde. » — « Je ferai manger l’avoine à mon cheval sur le maître-autel de Saint-Pierre. »

La funeste issue de la croisade, la désolation des plus illustres familles du royaume, n’empêchèrent pas Charles VI d’envoyer le maréchal de Boucicaut, avec une compagnie de gens d’armes, jusqu’aux rives du Bosphore. Constantinople, cette fois, dut son salut à la France. Elle put défier Bajazet, qui, appelé en Asie par un ennemi plus redoutable, Timour-Leng, — le Tambourlan de Boucicaut, — succomba, comme on le sait, sous les murs d’Angora ou Ancyre.

Déchirée par ses dissensions, « la Turquie » (cette expression géographique est déjà dans Froissart) se fit longtemps oublier de