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mœurs originales, décolorant leur langage imagé, substituant une phraséologie nouvelle et des cantiques chrétiens aux chants et aux légendes locales, faisant disparaître jusqu’à la trace des idées religieuses qu’il trouva dans le pays, enlevant ainsi toute possibilité de contrôle.

Il est donc bien difficile aujourd’hui par les récits du temps de la conquête de se rendre un compte exact du caractère des hommes et du génie des peuples qui vivaient alors sur le continent sud-américain. Il faut, pour trouver quelques peintures fidèles, recourir à de plus naïfs conteurs, que leur ignorance peut du moins mettre à l’abri du soupçon. Ce que Bernal Diaz del Castillo, simple compagnon de Cortez, fit avec de longs détails pour le Mexique, un soldat allemand le fit laconiquement, sans commentaires, pour une grande partie de l’Amérique du Sud : Ulrich Schmidel, compagnon de Mendoza, passa vingt années à explorer tout le bassin de la Plata et du Paraná avant que les populations eussent eu un long contact avec les Européens, avant que ceux-ci même eussent exploré tous ces pays que Schmidel fut un des premiers à visiter : les événemens auxquels il prit part, la simplicité naïve avec laquelle il les rapporte, nous fournissent un élément précieux d’étude et de comparaison. Quelques autres écrivains, en dehors de ces conteurs désintéressés, font exception à la masse des chroniqueurs des Indes par leur justice envers les vaincus et la passion avec laquelle ils étudient les mœurs indigènes. Les plus utiles à consulter et les moins connus sont Las Casas, évêque de Chiapa en 1520, et Sahagun, moine franciscain; ils vivaient tous deux à la même époque, en contact permanent avec les indigènes, et relevaient avec sollicitude tous les faits et les argumens utiles à la défense des vaincus, qu’ils s’étaient donné pour mission d’arracher aux cruels traitemens qu’ils enduraient[1]. Une autre source de documens à épuiser réside dans les livres publiés par les indigènes ayant vécu de la vie des tribus et s’étant alliés aux conquérans, comme Garcilaso de la Vega, né à Cuzco en 1540 d’un père espagnol et d’une mère indienne, nièce de Huaqua Capac et petite-fille de l’Inca Tupac Yupanqui. Ce descendant des rois du Pérou quitta sa terre natale à vingt ans, n’écrivit pas sur les lieux mêmes et ne commença ses

  1. Leurs manuscrits étaient trop pleins de vérités inconnues de leur temps, et furent condamnés tous doux aux ténèbres; peu s’en est fallu même qu’ils ne fussent complètement perdus. Celui de Sahagun fut par hasard retrouvé par le savant collectionneur américain Munoz et publié en 1829 à Mexico, pendant qu’un autre collectionneur, lord Kingsborough, en faisait une édition en Europe en 1830. Le manuscrit de Las Casas, Historia de las Indias, n’avait jamais été publié, et pour la première fois une édition, dont trois volumes ont déjà paru, est en cours de publication à Madrid.