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semble ne s’être arrêtée dans son développement que devant ces obstacles insurmontables, soit une langue en décadence, il est plus croyable qu’elle était en voie de formation. L’uniformité même de cet idiome sur un territoire aussi vaste prouve que c’était une langue originaire, formée et développée pour ainsi dire sous l’action de la nature entière, et d’une construction assez résistante pour subsister sans être fixée par l’écriture. Une remarque qui a été faite sur la langue araucane et qui a son importance, est qu’elle diffère des autres langues américaines formées par agglutination : la formation des mots semble due plutôt à l’impression spontanée que peut causer la vue des choses.

Les missionnaires ont publié quelques dictionnaires de la langue araucane parmi lesquels le dernier et le plus complet est celui du père Fabres, imprimé à Lima en 1765; mais, dominés par l’idée de transformer le génie du peuple au milieu duquel ils avaient pénétré, ils ne se firent pas faute d’introduire dans la langue une métaphysique et une phraséologie nouvelles, aussi étrangères au génie de la langue qu’au caractère du peuple. Ainsi les Araucans n’avaient pas de religion, le mot ciel n’avait pas d’équivalent dans leur langage, leurs idées s’arrêtaient aux nuages où ils logeaient leurs héros morts; ils ne connaissaient d’autre divinité qu’un esprit qu’ils nommaient Pillan, mauvais génie, auteur de tous les événemens malheureux, disposant du tonnerre, des volcans, et présidant aux tremblemens de terre. Les missionnaires firent de ce mauvais génie le dieu des enfers, baptisant du nom tout trouvé de Pillan le Satan de l’Écriture, tentateur de la femme, ce qui, sans donner aux indigènes une idée exacte du démon chrétien, les confirmait dans leurs superstitions.

Les Araucans se distinguent surtout par le don de bien dire et le culte de l’éloquence. La conversation est toujours maintenue entre eux sur un ton élevé se rapprochant du discours plus que du langage familier, et ne traite que de sujets graves. L’urbanité exigeait qu’à la fin de chaque période ou à chaque pause d’un interlocuteur, l’autre répétât ses derniers mots, et, avant de prendre lui-même la parole, tendît la main comme pour demander la permission de répondre : ainsi s’écoulaient de longues heures; les femmes pendant ce temps passaient des vases remplis de liqueurs fermentées, de maïs ou de rafraîchissemens nécessaires aux causeurs. Ces stimulans devaient contribuer à donner à la conversation un tour vif; mais il ne semble pas que l’on sortît jamais des limites d’une émotion toute amicale et convenable, pour tomber dans cet abus des spiritueux que les Européens ont intentionnellement inculqué aux tribus de la pampa. Si le public était nombreux, l’orateur mettait en jeu les expressions élevées et élégantes du style le plus châtié.