à ce que les Russes et la plupart des Slaves en sont demeurés à un état économique et par suite à un état social déjà ancien ou déjà oublié ailleurs. Entre eux et l’Occident, la différence sous ce rapport est moins dans l’homme que dans les conditions extérieures de l’existence, moins dans le caractère du peuple que dans l’âge de la civilisation.
Il serait d’un haut intérêt de pouvoir suivre à travers les siècles les transformations des communautés de village de la Russie. Par malheur, il en est de la commune russe comme de la plupart des institutions reléguées au fond du peuple. Pour la philosophie et l’histoire, ce seraient les plus importantes à connaître, et ce sont toujours les plus enveloppées de voiles ; elles restent dans les ténèbres où le dédain des chroniqueurs laisse dormir les masses populaires et les classes rurales. L’obscurité est telle à ce sujet, qu’entre les écrivains russes il a pu s’engager de vives polémiques, non-seulement sur l’origine, mais sur l’antiquité des communautés de village en Russie. Des publicistes distingués, en particulier M. Tchitchérine, ont contesté l’antiquité ou la filiation patriarcale de la commune solidaire. Longtemps avant les récens travaux de l’Occident sur cette délicate matière, M. Tchitchérine, déjà précédé de Granovski, montrait, en Russie même, que loin d’être une institution nationale spéciale aux Slaves, la communauté de la terre avait longtemps existé chez maint autre peuple, chez les Germains et les Celtes, chez les Grecs et les Hébreux[1]. Contrairement aux préjugés de beaucoup de leurs compatriotes, ces écrivains rappelaient que partout la propriété s’était constituée avec le sentiment de la personnalité, et que les progrès de l’une étaient en rapport avec le développement de l’autre. Par une sorte de contradiction, des publicistes qui mettaient si bien en relief le caractère primitif et cosmopolite du communisme agraire, le regardaient en Russie comme une institution relativement récente. A les entendre, les Slaves, d’où est sorti l’état russe, sont bien originairement partis de la propriété collective, mais rien ne prouve que la commune russe actuelle, le mir solidaire, provienne directement de ce communisme patriarcal primitif. Loin de là, selon la théorie de M. Tchitchérine, la communauté du sol et surtout le partage périodique des terres auraient été étrangers à la Moscovie aussi longtemps que les paysans étaient demeurés libres. C’est le servage, c’est la solidarité des paysans pour le paiement des impôts et le recrutement militaire qui auraient introduit chez le serf russe le partage égal du sol[2]. En faveur de
- ↑ Tchitchérine : Opyty po istorii rousskago prava : Obzor istoritcheskago rasvitiia selskoï obchtchiny v Rossii.
- ↑ Dans ce débat, il faut distinguer entre la propriété commune et la coutume des partages. Un Anglais, qui a consacré de longues années à l’étude des institutions agricoles de la Russie, M. Mackenzie Wallace, faisait récemment remarquer (Macmillan’s Magazine, june 1875) que dans certaines parties de la Russie où la terre est très abondante, chez les Cosaques du Don, par exemple, la coutume du partage était d’introduction récente. Tant que le nombre des habitans était trop faible pour occuper tout le sol, chacun était libre de cultiver autant de terre qu’il lui plaisait et là où il voulait, pourvu qu’il n’empiétât point sur les cultures des autres. L’accroissement de la population devait naturellement mettre un terme à cette sorte de droit de jouissance du premier occupant. Pour que chaque Cosaque eût sa part du sol et fût capable de remplir ses obligations vis-à-vis de l’état, il a fallu recourir aux partages périodiques. Autrement, si les nouvelles générations eussent pu librement émigrer, par exemple, et si chacun fût demeuré en possession de la terre par lui cultivée, ces Cosaques auraient pu passer sans transition de la propriété commune indivise à la propriété personnelle. Il en eût pu être de même en d’autres parties de la Russie, si l’intérêt de l’état et des seigneurs n’y eût mis obstacle. Cette remarque fournit un moyen de rapprochement entre M. Tchitchérine et ses adversaires.