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vivant, la famille. Dans l’izba du moujik, la famille en effet a jusqu’à nos jours gardé un caractère patriarcal, antique, archaïque. Chez les paysans la propriété reste indivise entre les enfans ou les frères qui habitent ensemble; chaque fils, chaque homme de la maison y a un titre égal. Ce que nous voyons dans la commune, nous le retrouvons en germe dans la famille; l’une semble faite sur le modèle de l’autre. La commune russe peut ainsi être regardée comme une famille agrandie et gouvernée par un chef élu, l’ancien, le starosta. Chez elle aussi le sol, la terre est la propriété collective de la communauté; chaque homme ou chaque ménage en reçoit en jouissance une part égale; aussi Haxthausen et bien d’autres à sa suite ont-ils considéré le mir russe comme une simple extension de la famille devenue trop nombreuse pour habiter sous le même toit ou dans le même enclos[1].

Chez le paysan russe, le lien de la famille et de la commune, de la vie domestique et de la vie du mir, est en tout cas trop étroit pour que l’on puisse bien comprendre la seconde, sans connaître la première. Il y a d’autant plus d’intérêt à jeter un regard sur la maison et le foyer du moujik, que les vieilles mœurs conservées jusqu’à ces derniers temps dans les campagnes sont en voie de modification, et la famille dans un état de transition. Ce qui, jusqu’à la libération des serfs, caractérisait la famille de l’homme du peuple, c’était son unité, c’était l’habitation en commun, l’indivision des biens, l’autorité paternelle. Or, ainsi que nous l’avons déjà fait remarquer[2], l’affranchissement a en quelques années ébranlé ces mœurs séculaires. La pacifique révolution qui a tranché les liens du maître et du serf a relâché le lien du père et des enfans, le lien traditionnel de la famille. En même temps que la liberté, le goût de l’indépendance est entré au foyer domestique. Comme le serf s’est

  1. Ce point de vue peut être parfois conforme à la vérité sans l’être toujours et partout. Il est difficile de regarder les membres de la plupart des communautés de village comme descendant d’un ancêtre commun, alors même qu’ils se regardent traditionnellement comme tels. Haxthausen semble en tous cas s’être mépris sur les conditions historiques de la filiation de la commune et de la famille. Suivant lui, dans les communautés de village formées par l’extension ou le démembrement de la famille, la jouissance comme la propriété serait d’abord restée collective, ainsi que cela se voit encore aujourd’hui chez les Slaves du sud, dans la zadrouga serbe. Ce n’est qu’à une époque postérieure, et grâce aux difficultés de l’exploitation commune, que l’on aurait eu recours aux partages périodiques et à l’exploitation individuelle. Il se peut que les choses se soient passées ainsi pour les partages; mais, contrairement à cette théorie, les communautés de famille, dans leur forme actuelle au moins, paraissent plus modernes que les communautés de village, la zadrouga serbe que le mir russe. Les communautés de famille, en effet, telles qu’elles subsistent encore chez certains Slaves du sud, présupposent l’appropriation héréditaire du sol au profit d’un groupe, d’une famille déterminée. À ce titre, c’est un progrès de l’individualisation et une transition entre la propriété du clan et la propriété individuelle.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 août, notre étude sur les résultats de l’émancipation.