Le sort de la femme du peuple, en tout pays si souvent encore triste et pénible, est particulièrement affligeant dans les campagnes russes. « Les siècles ont passé, dit le poète Nékrasof, tout en ce monde a tendu vers le bonheur, tout a bien changé de face; le sombre lot de la femme du moujik est la seule chose que Dieu ait oublié de changer. » Et ailleurs une héroïne villageoise du même poète s’écrie : « Dieu a oublié l’endroit où sont cachées les clés de l’émancipation de la femme[1]. » Les chants populaires mêmes portent des traces discrètes des douleurs que d’ordinaire la femme étouffe dans son sein. Fleur souvent fanée avant de s’être entièrement épanouie, employée à de rudes labeurs dès son enfance, la jeune fille était communément mariée avant d’être sortie de l’adolescence, souvent contre son gré, par la volonté du seigneur ou du chef de famille, à un homme qui d’ordinaire ne voyait en elle qu’une servante ou un outil. Esclave d’un esclave, la femme du paysan sentait retomber sur sa tête tout le poids d’un double édifice de servitude. Aujourd’hui encore le joug est parfois si lourd que, pour échapper à la brutalité maritale, nombre de paysannes ont recours au meurtre de leur tyran domestique. Ce genre de crime est fréquent, et le plus souvent le jury, mû de pitié, acquitte les coupables.
En dépit d’un long abaissement, elles ne sont pas sans grâce aux yeux de l’étranger, ces jeunes filles ou ces jeunes femmes de la Grande-Russie, quand, avec leurs corsages blancs et leurs jupes rouges, elles s’en reviennent des champs un soir d’été, marchant en ligne sur un ou deux rangs, occupant toute la largeur des larges rues d’un village russe et chantant ensemble une de leurs mélancoliques chansons populaires. La femme russe ne semble pas avoir tant dégénéré «de la belle et forte femme slave, » que le dit en ses vers le poète démocratique[2]. Pour lui rendre la dignité avec le bonheur, il suffira d’un peu de liberté et de bien-être. L’émancipation de l’homme finira par amener l’émancipation de la femme. Déjà dans les villages la mère d’enfans adultes, la veuve d’un chef de famille surtout, jouit d’une réelle considération; parfois même on accorde à la veuve la gestion des affaires de la maison, et souvent dans les assemblées communales les femmes représentent leurs maris absens. Là, comme en tout, l’instruction viendra au secours de la civilisation et les progrès mêmes de l’individualisme auront
- ↑ Nékrasof, Annales de la patrie, no de janvier 1874. Dans une élégie du même écrivain, qui s’est attaché à peindre les souffrances de la vie populaire, un paysan pleurant sa femme dit, en cherchant à se consoler : « Je ne la grondai jamais sans motif, et, quant à la battre, je ne l’ai presque jamais battue, hormis quand ma tête était prise de boisson. »
- ↑ Nékrasof.