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masures trapues et noircies, la chaussée en pente semble brusquement murée par une rue transversale qui la coupe à angle droit, dans la direction du pont, et dresse en face d’elle une ligne de pignons à mine revêche. Nous avons traversé le pont jeté sur l’Aire, et nous sommes entrés à l’Hôtel du Grand-Monarque, dont l’enseigne ironique grince au vent à deux pas de l’endroit où la monarchie a été si rudement malmenée. Nous étions affamés. On nous a servi à déjeuner dans une petite salle dont la fenêtre ouverte donnait sur la place de l’église. Tout en mangeant, nous ne pouvions nous distraire de la pensée de cette dramatique nuit du 21 juin 1791, et nous nous sommes remis à discourir sur l’arrestation de Louis XVI.

— Ce qui m’étonne, a commencé le Primitif, c’est que dans ce pays plein de gentilshommes verriers, tous fervens royalistes, il ne se soit pas trouvé dix hommes résolus pour envahir la boutique de M. Sauce et enlever le roi à la barbe de la municipalité de Varennes.

— Oui, a répondu Tristan, il semble qu’il n’y avait rien de plus facile : les gardes nationaux n’étaient pas gens d’humeur belliqueuse; la municipalité, ahurie à l’aspect de cette famille royale qui lui tombait sur les bras, était tout d’abord effrayée et hésitante, et pourtant rien n’a été fait. On eût dit qu’il y avait là une sorte de fatalité inéluctable et qu’il était écrit que la royauté viendrait s’effondrer entre Sainte-Menehould et Varennes. La famille royale avait commencé par perdre une demi-heure à Clermont, et ce retard a permis à Drouet fils d’arriver à Varennes avant les voitures et d’y jeter l’alarme; puis, remarquez cet assemblage de coïncidences fâcheuses : cette compagnie de dragons qui tourne casaque, cette municipalité effarée et obséquieuse qui s’incline devant la majesté royale et qui cependant la retient prisonnière...

— Ne crois-tu pas, ai-je dit à mon tour à Tristan, que dans l’enchaînement des faits historiques on trouve parfois la main d’une mystérieuse Némésis?

— A propos de quoi me demandes-tu cela? a répliqué mon ami en écarquillant ses yeux bleus.

— Tu vas voir. Écoute d’abord ce récit qui est de point en point historique[1]. Au XVIIe siècle, il y avait à Sainte-Menehould un conseiller du roi qui était protestant et se nommait Louis de Marolles. C’était un homme paisible et studieux, marié, père de quatre enfans. Il vivait fort honorablement dans sa petite ville, s’occupant de mathématiques et de musique, et, bien qu’il fût un calviniste fervent,

  1. Histoire de Sainte-Menehould, par Cl. Buirette, 1837.