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constatée provenait sans doute de ce que les ouvriers n’ayant point d’argent à perdre en ivrognerie et en débauches, furent forcément pendant ce temps-là sobres et tempérans; le résultat direct fut une diminution marquée dans la production de la folie. »

Selon MM. Despine et Maudsley, il est à peine possible de calculer les effets meurtriers des boissons alcooliques sur la raison humaine. L’ivrognerie agit soit directement, soit indirectement. Directement, elle détermine fréquemment chez l’individu lui-même de brusques accès de folie furieuse, ou le conduit lentement à la démence, à la stupidité, à l’idiotie; — indirectement, elle donne naissance à un état pathologique du système nerveux qui, sans avoir toujours pour l’alcoolisé des effets aussi funestes, se transmet à ses enfans et les prédispose à l’aliénation. C’est sans doute aux progrès de l’alcoolisme plutôt encore qu’aux commotions politiques et à l’activité fiévreuse développée par les besoins complexes de la civilisation moderne, qu’il faut attribuer l’augmentation croissante du nombre des fous en Angleterre, en France et en Belgique. C’est dans la population des cabarets que se recrute le plus sûrement celle des asiles; or, d’après un rapport officiel adressé en septembre 1872 au ministre de l’intérieur, le chiffre des cabarets et des débits de boissons alcooliques s’est accru en France de 20 pour 100 en quatorze mois[1]!

Toute passion qui tend à devenir exclusive peut conduire à la folie. Il suffit souvent pour cela qu’elle soit brusquement et violemment contrariée. Les affections brisées, l’ambition déçue, l’écroulement d’une fortune, sont parmi les causes les plus fréquentes d’aliénation. Ces coups imprévus exaltent en effet la passion en détruisant son objet; toutes les forces mentales de l’être étaient, pourrait-on dire, concentrées sur un seul point; mais en même temps il y avait encore équilibre entre les différentes facultés, il fallait penser, vouloir, agir dans les directions les plus diverses pour conserver l’amour de cette femme, élever cet enfant et assurer

  1. « En Angleterre, dit M. Despine (non comprises l’Irlande et l’Ecosse), le nombre des aliénés constatés en 1852 était de 17,402; en 1857, il s’élevait à 21,334. — En France, le nombre des aliénés était en 1818 de 9,000 environ; en 1834, Ferrus on évaluait le nombre à 12,000; en 1875, d’après M. Legoyt, le nombre des aliénés s’élevait à 60,293. — En Belgique, le nombre des aliénés était de 4,907 en 1853 ; il s’est élevé à 6,451 en 1858. — Toutefois, remarque avec raison M. Despine, il ne faudrait pas baser le chiffre de la folie exactement sur le chiffre de l’accroissement de la population des asiles depuis le commencement de ce siècle. Ce dernier chiffre est beaucoup plus considérable que celui de l’augmentation réelle du nombre des aliénés, parce qu’à mesure que l’aliénation a été mieux connue et que les préjugés disparaissaient, on a amené au médecin une foule de malades que, il y a trente ou quarante ans, les familles eussent cachés ou que la science n’eût pas rangés parmi les aliénés.