Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 18.djvu/419

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aux autres, il sentait Garibaldi lui échapper pour subir des conseils ou céder à des entraînemens redoutables.

Non évidemment, les rapports n’étaient point aisés entre le ministre de Turin et le maître de la Sicile, entre ces deux hommes conspirant ensemble, alliés par la force des choses, mais séparés par mille incompatibilités d’opinion, de caractère et d’instinct. Il y avait seulement entre les deux une différence que le capitaine d’aventure ne voyait pas. Le chef du cabinet piémontais avait une supériorité sur son terrible allié : il le connaissait et il le jugeait; il le tenait par la protection dont il le couvrait, sans laquelle rien n’eût été possible, à commencer par le débarquement de Marsala jusqu’au passage du détroit de Messine. Le ministre dominait le dictateur par l’ascendant de sa politique, par un inépuisable esprit de ressources, par l’action incessante, occulte, qu’il exerçait partout à Naples comme en Sicile. Sans désirer une rupture, en faisant au contraire tout pour l’éviter, en laissant volontiers à Garibaldi la popularité de ce rôle de conquérant de royaumes, Cavour ne se méprenait pas; il sentait qu’il aurait une lutte à soutenir un jour ou l’autre, s’il ne voulait pas être emporté avec l’Italie par les excès de passion ou d’imagination que l’audacieux soldat ne déguisait plus. A quel moment et sous quelle forme éclaterait un conflit qu’il n’envisageait pas lui-même sans anxiété? Il ne le savait pas encore : tout dépendait de la marche des événemens, de la manière dont se réaliserait la catastrophe désormais inévitable de la royauté napolitaine.

Au fond, Cavour aurait voulu que la révolution, déjà victorieuse en Sicile par Garibaldi, se fît à Naples avec une apparence de spontanéité, sans Garibaldi ou au moins avant le passage du dictateur sur le continent, et il n’avait rien négligé pour la préparer par toute sorte d’intelligences nouées dans la marine, dans l’armée, jusque dans les conseils du malheureux François II, même parmi les membres de la famille royale. C’eût été à ses yeux le meilleur moyen de rester maître de la crise, de garder le pouvoir de la limiter, en prolongeant l’immobilité de l’Europe.. « Le problème que nous avons à résoudre, écrivait-il, est celui-ci : aider la révolution, mais faire en sorte que devant l’Europe elle ressemble à un acte spontané ! Cela étant, la France et l’Angleterre sont avec nous; autrement, je ne sais ce qu’elles feront. » A défaut de cette révolution, plus ou moins spontanée, si elle n’éclatait pas, — dans la prévision de l’arrivée, d’une intervention décisive de Garibaldi, et des désordres, des agitations menaçantes qui pouvaient en résulter, Cavour prenait d’avance ses mesures et ses garanties pour toutes les éventualités. Comme un général engagé dans de vastes et délicates