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toucher la terre de France ? La manifestation essentielle est accomplie[1]. »

Elle était si bien accomplie que le tsar Nicolas fut impatient d’en détruire l’effet. Six mois après, le 16 février 1844, le comte de Sainte-Aulaire, ambassadeur de France à Londres, écrivait à M. Guizot : « L’empereur de Russie s’est annoncé pour cet été en Angleterre. » À quelle date le tsar avait-il conçu ce projet ? Évidemment dès le lendemain de la visite au château d’Eu, sous le coup de ce déplaisir amer si vivement commenté par M. Bresson. C’est alors qu’il sonda le terrain à Windsor et à Londres, sans y être provoqué le moins du monde. La visite, on le pense bien, devait être acceptée avec un empressement courtois ; il y eut pourtant, nous devons ce détail à M. Guizot, plus d’empressement de la part des ministres que de la part de la reine. M. Guizot nous révèle encore d’une plume discrète une comédie fort singulière jouée à cette occasion par le tsar. Après s’être ainsi annoncé lui-même, le tsar voulut se donner l’air d’un homme qui se fait prier. Il voudrait bien être libre de partir, mais que d’affaires ! que d’obstacles ! il craint vraiment d’être empêché ; ce sera pour lui un sérieux chagrin, etc. N’y a-t-il pas tout un scenario comique dans ces lignes que M. Guizot adresse au comte de Sainte-Aulaire, le 16 avril 1844 : « J’ai des raisons de croire que vers la fin de mai l’empereur Nicolas va tomber à Londres brusquement, comme un voyageur sans façon et inattendu. Il dit et fait dire qu’à son grand regret il ne le peut pas faire cette année. Tout indique pourtant qu’il ira. Il aime les surprises et les effets de ce genre[2]. » M. Guizot souriait en écrivant ces lignes, et personne ne les lira sans prendre part à sa fine raillerie, de même que personne ne peut lire sans un sentiment d’admiration profonde les instructions qu’il adresse au comte de Sainte-Aulaire sur ses rapports avec le tsar : « Soyez réservé avec une nuance de froideur. Les malveillans, ou seulement les malicieux, voudraient bien ici que nous prissions de ce voyage quelque ombrage, ou du moins quelque humeur. Il n’en sera rien. Nous ne savons voir dans les choses que ce qu’il y a, et nous sommes inaccessibles à la taquinerie. L’empereur vient à Londres parce que la reine d’Angleterre est venue à Eu. Nous ne le trouvons pas difficile en fait de revanche. Nous sommes sûrs qu’il ne fera à Londres, avec le cabinet anglais, point d’autre politique que celle que nous connaissons. Bien loin de regretter qu’il fasse sa cour à l’Angleterre et qu’elle ait influence sur lui, nous en sommes fort aises ; cela est bon pour tout le monde en Europe. Voilà pour le fond des choses. Quant aux formes

  1. Mémoires de M. Guizot, t. VI, p. 197.
  2. Guizot, Mémoires, t. VI, p. 207.