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d’automne ; mais comment se fût-il privé de prendre sa part, comme il dit, dans une visite royale qui était la récompense de ses combats ? Le 7 octobre 1844, il rejoignit le roi au château d’Eu ; le même soir, on s’embarquait au Tréport sur le Gomer. « Ce n’est pas la seule fois, dit-il, que j’aie éprouvé la puissance des grands spectacles de la nature et des grandes scènes de la vie pour relever soudainement la force physique et remettre le corps en état de suffire aux élans de l’âme. Pendant la journée, le temps avait été sombre et pluvieux ; vers le soir, le soleil reparut, la brise se leva ; à six heures et demie, nous entrâmes, le roi, le duc de Montpensier, l’amiral de Mackau et moi, dans le canot de l’amiral de La Susse, qui franchit aussitôt la barre du Tréport et rama vers le Gomer, à l’ancre dans la rade avec deux autres bâtimens à vapeur, le Caïman et l’Élan, qui nous faisaient cortège. Il était déjà nuit, l’air était frais, les rameurs vigoureux et animés ; le canot marchait rapidement ; tantôt nous regardions en arrière, vers la rive où la reine, Madame Adélaïde, les princesses et leur suite, étaient encore debout, essayant de nous suivre des yeux sur la mer, à travers la nuit tombante, et de nous faire encore arriver leurs adieux ; tantôt nous portions nos regards en avant, vers les bâtimens qui nous attendaient et d’où les cris des matelots montés dans les vergues retentissaient jusqu’à nous. Au moment où nous approchions du Gomer, les trois navires sur rade s’illuminèrent tout à coup ; les sabords étaient éclairés ; des feux du Bengale brillaient sur les bastingages, et leurs flammes bleuâtres se reflétaient dans les eaux légèrement agitées. Nous arrivâmes au bas de l’échelle ; le roi y mit le pied ; le cri de Vive le roi ! retentit au-dessus et autour de nous. Nous montâmes : une compagnie d’infanterie de marine était rangée sur le pont, présentant les armes ; les matelots épars redoublaient leurs acclamations. Nous étions émus et contens. Les derniers arrangemens se firent ; chacun prit la place qui lui était assignée ; les feux tombèrent, les lumières disparurent, les canots furent hissés ; tout rentra dans l’obscurité et le silence ; on leva l’ancre, et quand les trois navires se mirent en route, j’étais déjà couché dans ma cabine, où je m’endormis presque aussitôt, avec un sentiment de repos et de bien-être que depuis bien des jours je n’avais pas éprouvé[1]. »

Quelques heures plus tard, pendant que les hauts personnages reposaient, un des jeunes attachés du royal cortège, allant de sa cabine au tillac, notait les incidens de cette belle nuit et les retraçait ainsi pour le Journal des Débats : « Minuit. La mer est belle, la brise légère, on sent à peine le mouvement du navire ; tout le monde dort, et le roi et ceux qui l’entourent. Les hommes de quart

  1. Guizot, Mémoires, t. VI, p. 225-226,