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Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 18.djvu/629

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Laheyrard du Mariage de Gérard, ivre de poésie plus encore que de vin, déclamant d’une voix de stentor, panachant ses bouffonneries d’hyperboles extravagantes ou assaisonnant de bouffonneries ses tirades lyriques. Nous avons tous connu La Genevraie, de la Fortune d’Angèle, hâbleur sans arrière-pensée et pour le seul plaisir de la hâblerie, cynique sans perversité, débraillé de propos et correct de tenue, misanthrope sans chagrin, pessimiste sans humeur noire, exprimant son mépris par le rire, blasé par l’expérience de la vie et endurci par les intermittences de la misère, sans dévoûment et sans égoïsme, sans foi aux autres et sans souci de lui-même. Joseph Toussaint de cette même Fortune d’Angèle est connu d’un moins grand nombre, mais il existe, et ceux dont quelque gaucherie dans les dehors n’est pas susceptible de détourner l’observation sympathique l’ont fréquemment entrevu. Joseph Toussaint est un Babolain réussi et qui a bien rencontré. De l’amour, il ne connaît que les sacrifices, et cependant il se trouve en fin de compte qu’il a choisi la meilleure part. Cet amour, tout de dévoûment, tourne au bénéfice de son âme, à laquelle il confère un privilège de noblesse que son rival plus heureux a perdu par sa conduite coupable. Pour se présenter sans prétention, le personnage, vous le voyez, n’en a pas moins sa profondeur ; exprimerait-il une meilleure philosophie morale s’il eût été créé moins simplement et avec un plus grand appareil de psychologie et d’analyse ?

Il nous est plus embarrassant de parler d’Alphonse Daudet que de ses deux confrères, et l’obstacle qui nous arrête, c’est précisément son retentissant succès. A moins de quelqu’une de ces transformations inattendues qui sont toujours dans les possibilités du vrai talent, il est permis de croire que nous possédons dès aujourd’hui la mesure de Gustave Droz, et quant à André Theuriet, tout ce que nous avons à réclamer de lui, c’est le développement de plus en plus large et hardi des qualités qu’il a déjà montrées ; mais il n’y a encore rien de définitif dans le succès d’Alphonse Daudet et même dans le talent dont il a fait preuve. « Bien coupé, mon fils, mais il faut recoudre, » disait Catherine de Médicis à Henri III après le meurtre du duc de Guise ; bien frappé, dirons-nous à l’auteur de Fromont jeune et de Jack ; mais il faut maintenant soutenir le poids de ce succès.

Ce sont de redoutables espérances que celles qu’il a fait naître dans les esprits de ses lecteurs enthousiasmés ; le voilà désormais engagé à produire une longue suite d’œuvres qui répondent à ces premières et les continuent en les dépassant. Il y est engagé de plus d’une façon, car ces deux romans sont de ceux qui peuvent conquérir la célébrité, mais non de ceux qui l’assurent, et il se tromperait s’il croyait pouvoir retenir longtemps sans récidive celle